Présidentielles françaises : les candidats et leurs classes sociales
Dans deux textes célèbres, Les luttes de classes en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte (1851), Marx analyse rétrospectivement la signification et le sens des événements qui débutèrent le 25 février (départ de l’insurrection) et s’achevèrent, en juin, par le premier grand affrontement direct et violent de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie, la Révolution de 1848, qui se solda par la défaite du prolétariat.
Au vrai, pour sa description des faits, Marx (hégélien à ses heures, comme il aimait à le rappeler) s’inspire très largement de la dialectique (méthode) de Hegel (formation, unité, contradiction, scission, lutte, défaite, résolution et dépassement) qu’il reprend, de façon matérialiste (rapports de production, forces productives et facteurs superstructurels), pour saisir le cours et la portée de ces événements.
Ces deux textes restent d’une grande vigueur, pour qui veut comprendre la situation actuelle de la France. Deux exemples suffiront, pour l’attester. Tout d’abord, on ne saisit pas l’alignement progressif et actuel des petits paysans derrière le Front National, si l’on ne se rappelle pas que ce parti politique a récupéré le bonapartisme duquel est née la petite paysannerie qui, en 1848, représentait trois-quarts de la population totale française et qui ralliera le coup d’État de Louis-Bonaparte, en se souvenant de sa dette à l’égard de Napoléon Bonaparte. Marx le démontre bien. Ensuite, l’abandon actuel du prolétariat, tel que théorisé et proposé par Terra Nova (matrice intellectuelle du Parti socialiste français) s’inscrit dans le prolongement de la défaite de juin 1848, tout comme la chute de la social-démocratie française et sa mutation en social-libéralisme, sans le rappel de cet arrière-fond historique. Christophe Cambadélis, Manuel Valls, François Hollande n’en sont que les continuateurs.
Mais ce n’est pas cet aspect qui nous importe. Ce qui, ici, retient notre attention, c’est le point d’analyse par lequel Marx met en exergue le fractionnement de la bourgeoisie en fractions opposées, les atermoiements politiques de la petite bourgeoisie, le rôle décisif de la paysannerie et le surgissement du prolétariat comme acteur majeur. Chaque fraction de classe, note-t-il, avait ses représentants dans les appareils exécutifs (gouvernement, bureaucratie et armée) et au sein du corps législatif (députés).
C’est cette représentation politique des classes sociales que nous voulons retenir ici, pour indiquer quels intérêts particuliers défend chaque candidat aux présidentielles d’avril et mai 2017 :
Emmanuel Macron représente les intérêts particuliers de la bourgeoisie financière (grandes banques, fonds de pension, fonds vautours, groupes d’uberisation), celle surgit des nationalisations socialistes de 1981 (lire L’oligarchie des incapables de Sophie Coignard et Romain Guibert) et qui, précisons-le, avait été battue en 1848 par la bourgeoisie industrielle (Marx). Dès lors, quoi de moins étonnant que ce soient précisément les jeunes loups « socialistes » de ces années de nationalisations et de désindustrialisation (Laurent Fabius) qui aient spontanément rejoint Emmanuel Macron : G. Collomb, J. Delanoë, François Hollande, etc. Ce sont également eux qui détricotent avec ardeur le programme social du Conseil national de la Résistance (CNR) adopté en mars 1944, et dont le second volet concernait les ‘’réformes économiques et sociales’’ : sécurité sociale universelle, retraite pour tous, nationalisations des grandes entreprises et banques ayant collaboré, suffrage universel, indépendance de la presse, etc.). Or, ce programme du CNR reprenait, en fait et pour l’essentiel, les avancées sociales de « la République sociale » proclamée en 1848 (république et droit au travail) imposée par Raspail, Lamartine, Blanqui et les autres leaders.
Bref, 1848, c’est la défaite de la bourgeoisie financière naissante. 2012, c’est la régénération et l’amorce de la grande revanche de la bourgeoisie financière. Et, pour ce faire, son estafette politique commencera par une ruse (et non une menterie) qui prit corps dans le Discours du Bourget (22 janvier 2012) : « Mon véritable adversaire, dira François Hollande, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ». La supercherie produira ses effets. 2017, c’est la finalisation du dévoilement. Tous les masques sont tombés. Certes, « le monde de la finance » n’a toujours « pas de parti », mais il a désormais un mouvement baptisé En marche ; il a le « visage » de la jeunesse et présente son « candidat » : Emmanuel Macron, qui entend être « élu » et « gouverner ». Et, est-il encore besoin de le préciser, Emmanuel Macron est la « création », peut-être même la seule création et l’unique héritage de François Hollande. Quelle « péripétie », au sens d’Aristote : par un retournement, c’est le prétendu et autoproclamé « adversaire […] du monde la finance » qui a créé Macron, dans une dénégation complète de son Discours du Bourget. L’histoire, quand elle est ironique, sait souvent être juste. Le bal diurne des « médiocres » est engagé, sur le fond d’une « sonate à trois » : le continuo (basse continue) est exécuté par le clavecin des médias, tandis que les trois instruments qui assurent l’intérêt mélodique sont joués par les instituts de sondage, les financiers et les déserteurs des autres partis.
Chacun peut alors aisément comprendre que le représentant de la bourgeoisie financière ne puisse avoir de véritable projet de société ou exposer ouvertement le programme politique de cette classe, pour deux raisons : d’une part, il ne peut afficher cette appartenance-là, sous peine de rejet massif, et, d’autre part, ne saurait reconnaître qu’il est le défenseur de cette fraction de la bourgeoisie, d’autant plus que celle-ci reste la principale responsable des crises financières de 2007 et 2008 (subprimes, crise des liquidités, frappes fiscales, etc.). Aussi ne peut-il que présenter un fourre-tout programmatique enrobé d’un fatras idéologique où tous les contraires se valent. Il n’est point besoin d’être grand clerc, pour remarquer que ce fourre-tout est de même nature et de facture identique à la loi qui porte son nom, la Loi Macron, qui n’est qu’un grenier de plus de trois cents (300) objets divers.
C’est pourquoi, en lieu et place d’un projet et faute d’un programme réel, Emmanuel Macron dont l’objectif politique est de faire coïncider les intérêts particuliers de la bourgeoisie financière avec ceux de la nation, est pris par un incessant vertige qui le conduit à changer quotidiennement d’avis ou d’opinion sur tous les sujets qui se présentent à lui. Vérité du matin est toujours mensonge du soir. Il n’y a que les médias pour ne pas voir cette instabilité conceptuelle et une Justice (qui n’est pas toujours le Droit) pour lui accorder ses indulgences.
François Fillon représente les intérêts de la bourgeoisie industrielle. C’est le cœur de son programme. Au reste, cela explique, en grande partie, ses difficultés judiciaires quotidiennes qui ne visent qu’à l’amoindrir et le décrédibiliser, afin de l’éliminer du second tour, à défaut de l’avoir écarté du premier tour. Cette fraction de la bourgeoisie a trouvé son champion, dont le projet de société est simple et clair : reprendre ce que Marx a appelé « le perfectionnement de l’appareil d’État » français, réarmer l’industrie française et réaffirmer le primat de l’identité de la France.
En tous les cas, jamais, sous la Cinquième République, les deux fractions de la bourgeoisie française (financière et industrielle) ne s’étaient aussi âprement opposées, dans une lutte à mort où tous les coups sont permis.
Marine Le Pen, césariste et nationaliste, porte la fraction de la petite bourgeoise urbaine parvenue à représenter les ouvriers et les petits paysans et qui, en raison de « l’égalité numérique » (un homme, une voix (Aristote), constitue la masse démocratique. Les petits paysans ont la mémoire de leur histoire. Marine Le Pen a réussi un véritable coup de maître, en dépossédant la gauche de ses bases sociologiques.
Jean-Luc Mélenchon représente la petite bourgeoisie démocrate qui veut revigorer la social-démocratie, au sens exact (non déformé) du mot, à savoir l’alliance politique de la petite bourgeoisie et du prolétariat. Mais il semble manifestement avoir oublié, et avec beaucoup de désinvolture, deux faits majeurs : le rôle de la petite paysannerie et l’importance des facteurs superstructurels (identité, religion, traditions, conservatisme, etc.).
Benoît Hamon voudrait représenter les couches pauvres urbanisées et les fonctionnaires. C’est le retour proclamé du « socialisme utopique » : revenu universel, raréfaction du travail, substitution des robots (qu’Aristote a été le premier à théoriser) et extension généralisée de tous les droits (religieux, économiques, etc.).
Dupont-Aignan s’est arcbouté à la filière des petits artisans et s’efforce d’en être l’inaudible porte-parole. Son horizon est borné.
En somme, loin d’être sortie de la problématique des événements de février à juin 1848, la France est plus que jamais traversée par les conflits d’intérêts de classes qui marquent bien plus qu’on ne le croit les élections présidentielles d’avril et de mai prochains. Et, fait stupéfiant, ce sont les trois principales fractions de la bourgeoisie et de la droite françaises (Marine Le Pen, François Fillon et Emmanuel Macron) qui font de parfaites analyses de classes, tandis que les deux grands candidats de la gauche, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, ne savent pas ce que sont les intérêts de classe. Les audacieuses dimensions écologiques de leur programme respectif ne peuvent suffire à cacher leur renoncement au discours de classes. Par un curieux retournement de l’histoire, la droite française procède à des analyses de classes, alors que la gauche oublie d’en faire. Et c’est là une des clés du fractionnement politique et du désarroi stratégique et tactique de la gauche en France. Et de toute évidence, Jean-Luc Mélenchon ne peut pas être Auguste Blanqui. Benoît Hamon ne sait pas être François-Vincent Raspail.