Mémoire et Souvenir : considérations sur Platon, Plotin et Saint Augustin
Pour les 101 ans de mon père, qui aura institué la Pensée dans sa maison.
Ce texte est extrait de mon ouvrage Entre mémoire et Souvenir : matériaux pour une ontologie du Sous-Venir.
Autre apport considérable et même capital dans l’histoire de la philosophie, Saint Augustin associera la Mémoire, le moi et l’esprit, au point de les rendre identiques : « Mais l’esprit, écrit-il, c’est la mémoire elle-même » . Puis, il précise son idée en termes clairs : « Grande est la puissance de la mémoire ! Il y a un je ne sais quoi d’effrayant, ô mon Dieu, dans sa profonde et infinie multiplicité. Et cela, c’est l’esprit ; et cela, c’est moi-même » . Et enfin d’affirmer : « C’est moi qui me souviens, et, moi, c’est mon esprit . Ainsi conclut-il : « c’est donc la mémoire que nous appelons l’esprit » . Saint Augustin est à l’origine de la phénoménologie.
Force est de constater que cette thèse qui co-fonde et, en fait, con-fond mémoire et pensée sera reprise par Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ? Il y écrit : « Nous nommons le rassemblement de la pensée fidèle auprès de ce qui offre à penser : la Mémoire » . Plus loin, Heidegger précise : « La mémoire comme le rassemblement de la pensée fidèle » . Mais, dans cette publication, le Dieu d’Abraham si cher à Augustin est alors effacé au profit de Mnémosyne, la déesse Mémoire des Grecs anciens. Malgré cette substitution, qui peut occulter et ne pas reconnaître l’influence augustinienne ?
En deuxième lieu, la Mémoire est alors posée par Saint Augustin comme la fondation unique et universelle de toute existence authentique, autrement dit de la vie dont le but ultime est (la quête de) Dieu . Au reste, la Mémoire dicte et édicte toute relation à l’Être.
En troisième lieu, la Mémoire est posée au fondement même du temps (passé, présent et futur). Ainsi, dans une posture de grande radicalité, Saint Augustin affiche-t-il l’idée selon laquelle sans mémoire, pas de temps : « Nous mesurons le passé dans notre esprit par le souvenir » . Mieux : « Le temps est une distension de l’âme » .
De toute évidence, dans Les Confessions, l’influence de Platon apparaît bien profonde, notamment celle du Menon, texte dans lequel Platon fait de la Mémoire la source vive (localisation, habitacle) de toutes les idées (connaissances) innées. Cet impact doctrinal éclate dans le passage suivant : Elles [les connaissances] s‘y trouvaient donc [en moi] même avant que je les apprisse ; mais elles ne se trouvaient pas encore dans ma mémoire. Où étaient-elles, et pourquoi, lorsqu’on m’en a parlé, les ai-je reconnues et ai-je déclaré : « Parfaitement, cela est vrai » ? Point d’autre raison que celle-ci : elles étaient déjà dans ma mémoire, mais si loin et enfouies dans de si secrètes profondeurs que, sans les leçons qui les en ont arrachées, je n’aurai pas pu peut-être les concevoir .
Mais il n’y a pas que le Menon qui ait exercé une influence sur Saint Augustin. Deux autres ouvrages de Platon également, mais de manière indirecte ou latérale. Ce sont le Timée et le Critias dans lesquels, répondant aux railleries du vieux prêtre de Saïs (Égypte) sur la faiblesse (absence) de la mémoire grecque, Platon fera alors de la remémoration, le ressouvenir, l’acte natif de la Mémoire occidentale, en amenant Critias le jeune à la nécessité de la reconstitution (recomposition) complète du récit de l’Atlantide qu’il avait entendu Solon, de retour d’Égypte, raconter à son père, Critias l’ancien, quand il était enfant. Ce prodigieux effort de mémoire engagé par Critias le jeune, qui peine d’abord dans le Timée mais ensuite accomplit l’exploit dans le Critias, constitue le premier exemple philosophico-psychologique occidental attestant de cette « puissance de la mémoire » dont parle Saint Augustin.
Il ne faut pas voir dans ces deux textes de Platon que des mythes ou anecdotes. L’enjeu, en effet, est tout autre. Il est historial, pour reprendre ce vieux mot français qui indique ce qui est décisif, à la manière d’une décision, c’est-à-dire de ciseaux comme outil qui coupe. Car il s’agit, pour Platon, de répondre au défi ecclésial égyptien. Il organise une double réponse. D’un côté, le Ménon apporte une réponse cognitive par la démonstration mathématique de la présence d’idées innées dans la Mémoire. D’un autre côté, le Timée et le Critias sont une démonstration empirique de la puissance et de l’infinité de la Mémoire gréco-occidentale qui, dès lors, devient plus forte que la Mémoire égyptienne. Ainsi, dans le corpus platonicien, ces trois ouvrages exercent une fonction civilisationnelle.
Il n’est pas fortuit que Hölderlin, le poète du Souvenir, fasse référence à cette raillerie égyptienne et à la réplique de Platon, pour évoquer ce murissement excessif de la Mémoire occidentale qui fit disparaître l’âge d’or et les jours de l’innocence. Dans son Fragment Thalia, il fait référence à cette controverse, en insistant sur les progrès de la Mémoire accomplis depuis par l’Occident et s’en désole : « ce temps, écrit-il, où un vieux prêtre égyptien reprochait encore à Solon que ‘’ les Grecs ne fussent jamais que des adolescents’’ ! Et nous, nous plus intelligents que ces superbes morts, nous voici devenus des vieillards : tant de pouvoir qui s’étiole dans cette atmosphère hostile » . C’est donc toute la période antérieure à la Mémoire instaurée par Platon, autrement dit celle où le Souvenir sauvegardait l’enfance grecque, qui arrache des regrets immenses à Hölderlin. Nous devons voir dans ce passage de Fragment Thalia les premières traces de la crise de la Mémoire que Hölderlin dénoncera plus tard, dans son poème Souvenir.
En tous les cas, Saint Augustin accomplit Platon et apparaît comme l’un des premiers à avoir véritablement compris la signification radicale et la portée essentielle de la problématique qui prend corps dans le Timée et le Critias : remédier au déficit occidental de Mémoire, par la prodigieuse reconstitution, et de mémoire, d’un récit historique égyptien : l’Atlantide.
Comment ne pas voir que le plus ancien exemple de la Mémoire « prodigieuse » dont parle Saint Augustin est contenu et annoncé dans ces deux ouvrages ? C’est ce qu’il retiendra de Platon, dont il est manifestement le plus fidèle successeur. Sa relation à Plotin semble notoirement surévaluée.
En effet, Saint Augustin n’est pas plotinien, comme il est généralement prétendu et, depuis longtemps, si facilement admis. Car il subsiste entre les deux penseurs de profondes divergences ontologiques et qui détachent Saint Augustin de Plotin sur au moins deux questions essentielles : l’unicité de la Mémoire et la distinction des (deux) mondes visible et invisible.
Certes, en insérant la problématique de la mémoire dans son système de trois principes (l’Un, l’âme et l’intellect), Plotin approfondit et fait œuvre de progrès par rapport à la doctrine de la réminiscence ou du ressouvenir de Platon, puisqu’en cela même il unifie tout ce que ce dernier concevait et exposait de manière disparate, selon les occasions et ses interlocuteurs, comme par exemple, dans le Phèdre, où est exposée une conception du ressouvenir sous la forme d’un mythe, tandis que le Phédon et le Théétète l’inscrivent dans le domaine de la théorie de la connaissance, quand, dans le Menon, elle n’est plus montrée mais démontrée selon une rigoureuse démarche de raisonnement mathématique, alors que le Critias et le Timée en arborent la toute-puissance dans la sphère de la psychologie par de la restitution d’un récit oublié. Aussi peut-on dire que Plotin est le premier à offrir une véritable théorie d’ensemble de la mémoire.
Mais, au moins sur six points fondamentaux, Saint Augustin se démarque tout à fait de Plotin. En premier lieu, si celui-ci limite la puissance de la Mémoire, Saint Augustin, tout au contraire, en fait non seulement le seul « lieu » immatériel (non spatial et non corporel) d’infinité dans l’existence et, pour cette raison-là, le seul « lieu » à dimension divine que Dieu choisit comme (son) habitation et donc l’instance unique de rencontre possible avec l’homme intérieur. Car, liant et mêlant la Mémoire au monde sensible (affections, apprentissage, acquisitions, etc.) et au temps, puis en considérant que l’Être ou Dieu n’est en rapport qu’avec l’éternité et nullement au monde sensible et au temps, Plotin en déduit que la Mémoire ne peut pas accéder à l’Être ou à Dieu. Cette conception empiriste de la Mémoire est totalement étrangère et diamétralement opposée à celle de Saint Augustin.
En second lieu, comme conséquence du constat précédent, il n’y a pas deux Mémoires distinctes et imperméables chez Saint Augustin, mais une seule. Dans la mémoire augustinienne, le visible et l’invisible sont ainsi décloisonnés. Elles ne sont plus étanches ou hermétiques mais bien ouvertes l’un à l’autre. En troisième lieu, pour Plotin, « se souvenir » ce n’est pas contempler. Car le premier acte est de nature empirique, ne vaut et n’opère que dans le monde sensible, alors que le second acte est intellectuel et ne vise que les idées pures. Se souvenir, c’est être dans le monde d’en bas. Contempler, c’est participer au monde d’en haut. Sur cette approche, une fois de plus l’opposition entre les deux penseurs est notable, dans la mesure où pour Saint Augustin, se souvenir est un « miracle » de la Mémoire qui tend au plus haut souvenir, celui de Dieu, l’être immuable. Sans le souvenir de Dieu, comment pourrions-nous le reconnaître, s’exclame-t-il, dès lors que nous l’aurions trouvé ! En quatrième lieu, Plotin estime que, dans le contempler qui, tout de même, fait appel au souvenir, « l’âme est et devient ce dont il se souvient », à la différence de Saint Augustin pour qui, dans son sublime exercice pour rencontrer l’être immuable, Dieu, la Mémoire doit, de façon graduelle, dépasser l’âme. Ainsi, Saint Augustin dirait bien plutôt que l’âme n’est et ne devient que ce qu’en fait la Mémoire. En cinquième lieu, l’originalité conceptuelle et la nouveauté doctrinale de Saint Augustin sera de faire de la Mémoire la thématique centrale de sa doctrine dont le sujet unique est Dieu. Pour s’en convaincre il suffit de brièvement comparer Les Confessions avec le Menon, le Timée et le Critias qui, aussi importants soient-ils, ne dégagent pas encore une conception unique et surtout infinie (quoique prodigieuse) de la Mémoire. Ces ouvrages n’en fournissent que des éléments épars. Le Critias, par exemple, qui reconstitue l’intégralité du récit de l’Atlantide, est un effort de la Mémoire mais pas encore un texte sur la Mémoire elle-même qui, comme telle, s’auto-saisit. Or, dans Les Confessions, la Mémoire est à elle-même, et pour la première fois, son propre objet. C’est le premier ouvrage qui affirme et affiche si ouvertement l’unité et l’infinie puissance de la Mémoire. Il reviendra donc à Saint Augustin le rôle de « rassembler » en une synthèse unique tout ce que ces trois livres de Platon et le Catholicisme ont dit et pensé de la Mémoire, autrement dit, en son langage, de les « penser », enfin. Tel est son tour de force et l’une des principales raisons pour lesquelles il marquera si profondément l’histoire de la pensée occidentale.
En sixième lieu, signalons que si Platon a organisé une conception profane de la Mémoire, Saint Augustin la sacralisera et, même plus encore, la sanctuarisera. En fait, chez lui, la Mémoire est divinisée, plus exactement, elle devient divine, donc « une ». Elle est donc d’abord sacrée, puis sacralisée et enfin érigée en sanctuaire de l’esprit, et ce comme la plus puissante faculté de l’esprit ou, nous l’avons vu, elle est l’’esprit lui-même : « Grande est cette puissance de la mémoire, s’exclame-t-il, prodigieusement grande, ô mon Dieu ! C’est un sanctuaire d’une ampleur infinie. Qui en a touché le fond ? » .
Ces six différences ontologiques indiquent clairement que Saint Augustin n’est pas dans le droit et strict sillage de Plotin. Somme toute, s’il reprend à son compte l’antique défi égyptien lancé à Platon par le vieux prêtre de Sais, il portera la Mémoire à son comble. Il accomplit donc la tradition matinale grecque de la Mémoire au-delà de Platon et des néo-platoniciens. Avec lui, la Mémoire atteint à son paroxysme. Seul Hegel ira au-delà, mais en bifurquant vers le Souvenir.
Avec lui, nous avons donc affaire à un sanctuaire, sans limite. C’est qu’il conçoit la Mémoire, non pas à l’ordinaire, mais sur le modèle de la Tente du Rendez-vous, de cette Tente de la Rencontre qui, selon la Tanaka et les Évangiles, est l’espace aménagé où, face à face, Dieu et Moïse se voient et se parlent. Dieu y instruit Moïse qui, lui, en retour, expose ses difficultés et défend la cause d’Israël. Dans la Mémoire, l’infini, Dieu, et le fini, l’homme intérieur, se côtoient. La Mémoire devient et est le monde intelligible ou la sphère suprasensible de Platon.
Bref, empruntant ce modèle, Saint Augustin dresse la Mémoire en Tente ou en Demeure de Dieu qui, ainsi, devient le nouveau saint des saints, c’est-à-dire l’espace le plus intime qui soit et où est rangée l’Arche de l’Alliance contenant ses trois objets sacrés : les Tables de la Loi (Verbe), la manne tombée du ciel (le pain de la Pensée), et le bâton d’Aaron (Église), qui manifestent la présence de Dieu.
L’idée nouvelle de la Mémoire en tant que Demeure de Dieu, Tabernacle, Saint Augustin l’exprime très distinctement. Et sa conception est si nouvelle et si frappante, qu’il vaut de citer en son entier ce qu’il en dit : « Voyez comme j’ai exploré le champ de ma mémoire à votre recherche, ô mon Dieu, écrit-il, et je ne vous ai pas trouvé en dehors d’elle. Car je n’ai rien trouvé de vous qui ne fut un souvenir, depuis que j’ai appris à vous connaître […] C’est pourquoi depuis que je vous connais vous demeurez dans ma mémoire. C’est là que je vous trouve lorsque je me souviens de vous et que je suis heureux en vous […]
Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, Seigneur ? où y demeurez-vous ? Quel logis vous y êtes-vous édifié ? Quel sanctuaire vous y êtes-vous bâti ? Vous avez fait à ma mémoire l’honneur de résider en elle ; mais dans quelle partie y résidez-vous ? C’est ce qui me préoccupe. Quand je vous ai cherché par le souvenir, j’ai dépassé cette partie de ma mémoire que possèdent aussi les animaux : je ne vous y trouvais point parmi les images des objets matériels. J’en suis venu à cette partie à laquelle j’ai confié les états affectifs de mon âme, et je ne vous ai pas y ai pas trouvé non plus. J’ai franchi le seuil de la demeure que mon esprit lui-même a dans ma mémoire (car l’esprit se souvient aussi de soi), mais nous n’étions pas davantage là. C’est que vous n’êtes ni l’image d’un objet matériel, ni une affection d’être vivant, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, l’oubli et tout ce qui est de même sorte, et vous n’êtes pas non plus l’esprit lui-même, puisque vous êtes le Seigneur et le Dieu de l’esprit. Toutes ces choses sont changeantes, mais vous, l’être immuable, vous subsistez au-dessus de toutes ces choses, et vous avez daigné habiter dans ma mémoire, depuis que je vous connais.
Pourquoi se demander en quel lieu de la mémoire vous habitez, comme s’il y avait des lieux en elle ? Le certain, c’est que vous habitez en elle, car je me souviens de vous, depuis que je vous connais, et c’est en elle que je vous trouve, lorsque je pense à vous » .
Dans la Mémoire, il n’y a donc pas de « lieux », parce qu’elle est hors de tout espace, de toute limite. Et si elle n’était pas non-spatiale, Dieu ne pourrait y séjourner. Car c’est d’un « lieu » sans espace qu’il provient pour daigner habiter la Mémoire qui n’a pas de « lieux » : « Mais où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître ? Vous n’étiez pas encore dans ma mémoire, avant que je vous connaisse. Où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître sinon en vous, au-dessus de moi ? Là, il n’y a absolument pas d’espace. Que nous nous rapprochions ou nous éloignons de vous, il n’y a absolument pas d’espace » .
Si, selon Saint Augustin, la Mémoire mesure le temps par le souvenir, elle est toutefois en dehors de l’espace. Il y a donc chez Saint Augustin comme une sorte de déconnexion entre temps et espace. Si la Mémoire dépendait de l’espace, elle lui serait soumise. La Mémoire fabrique (créée) le temps et est libre à l’égard de l’espace. C’est la condition même de toute « rencontre » avec Dieu.
Saint Augustin va donc jusqu’à penser que tout Rendez-vous, toute Rencontre avec Dieu, est impossible en dehors de la Mémoire. Et, après l’avoir affirmé, il use d’une belle subtilité stylistique, pour le réaffirmer, en commençant par laisser accroire que Dieu est en dehors et au-dessus de la Mémoire, pour aussitôt et même définitivement réfuter cette antithèse : « Je dépasserai aussi cette force qu’on nomme mémoire, je la dépasserai pour aller vers vous, douce lumière. Que me dites-vous ? Voici que m’élevant, grâce à mon âme, jusqu’à vous, qui demeurez là-haut au-dessus de moi, je dépasserai cette force qu’on nomme mémoire ; car je veux vous atteindre du côté où vous êtes accessible et m’attacher à vous par où il est possible de s’y attacher […]
Je dépasserai donc aussi la mémoire pour atteindre Celui qui ‘’m’a mis à part et m’a fait plus sage que les oiseaux du ciel’’. Je dépasserai aussi la mémoire, mais pour vous trouver où ? ô Dieu vraiment bon, suavité sans trouble, pour vous trouver où ? Si je vous trouve hors de ma mémoire, c’est que je ne me souviens plus de vous. Mais comment vous trouverai-je si je ne me souviens plus de vous ? » Nous avons le souvenir de Dieu.
Aussi ne pas rechercher et, par suite, ne pas trouver Dieu dans la Mémoire, autrement dit dans l’intimité de « l’homme intérieur », c’est lourdement se fourvoyer. À cet égard, s’agissant de son propre égarement, de tous ses rendez-vous manqués avec Dieu, s’adressant à Lui, Saint Augustin s’exclame : « C’est que vous étiez au-dedans de moi, et moi, j’étais en dehors de moi » . Rendez-vous longtemps manqué ! C’est dans la Mémoire seule qu’a lieu ce Rendez-vous ou la Rencontre avec Dieu. Encore faut-il, selon lui, que l’homme accepte d’être, d’entrer, de retourner en lui-même, pour devenir ainsi (un) être-de-mémoire. Au fond, être au-dedans de soi, c’est-à-dire de plus être « en dehors de moi », c’est habiter ou garder demeure dans sa propre mémoire.
Et comment ne pas le voir, la Mémoire est l’« espace » privilégié de la présence divine, tout comme le furent les villes de Béthel, Bersabée, Sichem, ces lieux de rendez-vous entre Abraham, Moïse et Jacob avec Dieu, ou encore Emmaüs entre le Jésus-Christ ressuscité et ses disciples. Et il n’est point besoin d’être grand clerc, pour s’apercevoir que Saint Augustin reprend ‘’philosophiquement’’ ici le cœur du prologue Johannique (Saint-Jean) : Et le Verbe s’est fait chair et il a dressé sa tente parmi nous . Traduite selon la conception augustinienne, ce treizième verset du prologue johannique donne la formule suivante : Et le Verbe s’est fait chair, a dressé la Mémoire parmi nous et, plus encore, s’est fait elle-même Mémoire, en nous.
Ainsi, que l’on ne se méprenne guère, la Mémoire n’est pas que le « lieu » du Rendez-vous, le « lieu » choisit par Dieu pour habiter parmi nous. La Mémoire est elle-même le Rendez-vous. Le « lieu » devient, de la sorte, la chose elle-même. La théologie augustinienne reprend, approfondit et énonce l’idée que le Verbe s’est fait Mémoire, par une synecdoque, figure de rhétorique où la partie devient le tout. Pour Saint Augustin, le Verbe en son déploiement le plus intense, le plus lumineux, le plus brillant, c’est la Mémoire. Celle-ci est le « lieu » du Verbe duquel jaillit une clarté sans limite.
Saint Augustin élabore donc une nouvelle conception de la Demeure divine, qui est à présent tout intérieure, autrement dit totalement subjectivisée. En effet, si les Évangiles ont remplacé la Tente du Rendez-vous par l’Église, à celle-ci Saint Augustin substitue désormais la Mémoire devenue l’ultime Tente ou l’habitat idéal de l’homme intérieur : « ‘’L’homme intérieur’’, écrit-il, que je porte en moi, là où brille pour mon âme une clarté que ne borne aucun espace . Puis, il ajoute en précisant : Mais meilleure est la part intérieure de moi-même. Car c’est à elle que tous les messagers de mon corps rendaient compte, comme à un président et à un juge […] moi, l‘homme intérieur, moi l’âme… » . La Mémoire est Église, mais ‘’église intérieure’’ de et pour l’homme intérieur.
Tout comme Jacob figurait le parangon de l’homme intérieur, parce que, tout à l’opposé d’Ésaü, il vivait sous la Tente, de même, en vivant dans la Mémoire où il peut enfin rencontrer Dieu, Saint Augustin découvre la figure ultime et achevée de l’homme intérieur. Nous devons donc admettre que, pour lui, la Mémoire configure le nouvel homme intérieur. Aussi appréhende-t-il désormais la Mémoire comme le « lieu » même de l’Emmanuel. En elle, et nulle part ailleurs, Dieu-est-avec-nous. La Mémoire est l’Église intérieure. Elle est le Tabernacle (Tente) où le Christ demeure parmi les hommes et dialogue avec eux, en s’offrant comme agneau de sacrifice. Telle est la « demeurance », la présence perdurante, éternelle et permanente de Dieu en l’homme et inversement. La Mémoire est bien le siège de la Parole qui fait écho continu aux mots du Verbe lors de la Cène : Vous ferez cela en mémoire de moi.
Au fond, il vaut la peine de le noter, Jacob est à Saint Augustin ce que Job sera pour Kierkegaard : le modèle de l’homme intérieur qui vit sous sa tente. Après sa terrible épreuve, écrit Kierkegaard, « de nouveau Job habite sous sa tente dans l’intimité du Seigneur » .
Certes, à l’instar de Platon, en matière de théorie de la connaissance, Saint Augustin fait de la Mémoire l’habitacle des connaissances. Mais, au même moment, dans le domaine de la foi religieuse, le théologien de Thagaste opère une véritable coupure théologique, en faisant de la Mémoire la Demeure même où Dieu daigne descendre pour rencontrer les hommes. C’est une modification totale du statut de la Mémoire qui n’a plus rien de commun avec ce que le philosophe d’Athènes dit de la Mémoire. Et, sous ce rapport, il n’y a même plus rien de plotinien chez Saint Augustin. En effet, dans la Mémoire, plus de cloison étanche entre l’infini et le fini ; plus rien d’hermétique entre le visible et l’invisible ; plus d’imperméabilité entre Dieu et l’homme intérieur. Toute étanchéité est donc percée. Dans la Mémoire, le lointain et le proche se croisent et fusionnent.
On comprend, dès lors, pourquoi Saint Augustin confère une force si grande à la Mémoire, à laquelle, dans Les Confessions, il consacre un chapitre entier : Puissance de la mémoire ; au reste, cette expression connaît une occurrence élevée dans le Livre Dixième, qui retiendra toute notre attention et où elle apparaît près d’une dizaine de fois. La Mémoire y devient le pivot cognitif ou la citadelle cognitive de toute la théologie augustinienne. Sans elle, il n’est point de relation consciente et pensée à Dieu.
Jamais avant Saint Augustin la Mémoire n’avait fait l’objet d’une telle recherche et ne fut le thème d’une approche aussi forte et serrée. Et, force est de constater, dans Les Confessions, la Mémoire est l’objet principal de tout le « Livre Dixième », juste après qu’il ait précisé ce que « confesser » signifie dans les quatre premiers chapitres . Aussi il ne faudrait pas voir dans ce fait qu’un point anecdotique, mais plutôt l’indice même de ce que Saint Augustin liait intimement la confession à la problématique de la Mémoire, dont la confession de foi et la science (ou la philosophie) ne sont que des accroissements essentiels, comme déjà souligné.
En tous les cas, pour Saint Augustin, la Mémoire est la condition de possibilité et d’effectuation de tout le questionnement Métaphysique et de toutes les sciences. Et le lecteur averti n’aura pas de grande difficulté à reconnaître, dans ce qui suit, la reprise de toute la symbolique de la Manne tombée du ciel qui constitue le propre du questionnement hébraïque : « qu’est-ce que cette chose-là ? ». Ainsi, la Manne est-elle simultanément la représentation de l’étonnement et de l’interrogation fondamentale qui forment, tous deux, le cœur du processus d’intériorisation caractéristique du Souvenir et de la reconnaissance (redécouverte) des « idées innées » toujours-déjà présentes dans la Mémoire. Et la Métaphysique n’est pas autre chose, bien qu’elle opère différemment (par notions et concepts).
En résumé, pour Saint Augustin, la Mémoire semble bien, tout à la fois, la Manne (le questionnement), le pain (l’Évangile) et le bâton (sacerdoce procédant de sa confession). Le lecteur averti l’aura saisi, la Mémoire est l’Arche de l’alliance. C’est cela même le « lieu » dont il parle. Une telle conception est inédite !