La BAD : africanité ou africânerie ?
Une banque, parce qu’elle est africaine, peut-elle s’exonérer de toute vertu ? Si la réponse est « oui », et ils sont plus d’un à l’admettre, nous serions alors – une fois de plus – dans ce que, lors de nos conversations, le président Émile Derlin Zinsou appelait (avec une belle ironie) les « africâneries ».
Mais, ici, que nous dit au juste ce persiflage, ce trait d’esprit, cette critique de soi-même qu’on aurait tort de minimiser et qui, lancé par un Africain, n’a rien de vexatoire ? Il nous faut l’interroger, non parce qu’il porte la parole d’un des premiers chefs d’État des indépendances africaines (Dahomey, 1968 – 1968), mais parce que, derrière ou au fond de cette raillerie, se tient une vérité : la trop fréquente dégradation de l’africanité en africânerie. Et cette involution (régression) n’est pas sans rapport avec notre sujet. En effet, dans son acte civil de naissance, l’africanité de cette banque a été exhibée, proclamée et revendiquée à la fois comme son trait distinctif et son marqueur historico-politique. Frédéric Miézan rappelait à bon escient que ses pères-fondateurs la voulurent « à cent pour cent africaine et [que…] cette « africanité » va de soi » . Elle est, selon leurs vœux, originellement portée par cet enthousiasme.
L’organisation interne de cette banque est frappée de ce poinçon. En effet, des 81 pays-membres, 54 sont dits membres régionaux, parce qu’africains, et les 27 autres sont dits membres non régionaux, parce qu’occidentaux, orientaux ou sud-américains. Au reste, selon les statuts, le Président doit nécessairement être issu d’un des pays régionaux.
Mais tous les partisans de cette africanité qui la brandissent en même temps qu’ils en dévoient la substance éthique, et qui tombent dans l’africânerie, ne savent pas ou plus, ou peut-être même feignent d’oublier que la Banque africaine de développement a été, à l’origine, une émanation des Nations-Unies , donc de l’universel, comme l’indique son histoire et sa Charte. Bien comprise, l’africanité est, en réalité, un (acte) universel.
Ou bien africaine, avant d’être (une) banque, ou bien (une) banque, seulement après africaine ? Lorsque les lanceurs d’alerte qui sont tous, semble-t-il, des Africains, ont portés les lourdes accusations contre M. Akinwumi Adesina, président de la BAD et d’origine nigériane, la plupart des chefs d’États africains ont répondu, à leur manière, en se mobilisant sur la base de cette ‘’africanité’’ fondatrice. Mais que tous les alerteurs soient eux-mêmes des africains compliquaient leur prise de position ; l’africanité ne pouvait suffire que comme argument d’autorité. Et c’est, de manière tout à fait logique, que le vigoureux soutien du secrétaire d’État américain, chef de file des non régionaux, a apporté aux lanceurs d’alerte réclamant une « enquête indépendante » sur leurs seize (16) accusations, a accentué la mobilisation d’un cortège de chefs d’État africains. Ainsi, le clivage fondateur, la pétition initiale, l’acte de fondation est réapparu. C’est à présent ce point qui est devenu le cœur de la polémique, là où les accusations étaient le premier et principal motif des lanceurs d’alerte. Un tel ‘’déplacement thématique’’ est précisément ce que le président Émile Derlin Zinsou appelait « africânerie ».
Qu’est-ce qu’une africânerie ? C’est la réclamation de droits spécifiques, non universels, au nom d’une prétendue spécificité des mœurs africaines ; la justification de l’injustifiable. C’est le refus des standards (normes et usages) qui met certains au-dessus de la loi et de l’éthique. Or, tout le monde est justiciable. Le président des États-Unis n’a pas échappé au processus d’empêchement. Il en est sorti victorieux, au terme du vote du Congrès américain. Les présidents des banques européennes démissionnent ou sont démissionnés, dès qu’ils sont soupçonnés de mal gouvernance, avant même leur procès. Dans les pays nordiques (Suède, Norvège et Danemark), un ministre est démis pour usage d’une carte bancaire de son Ministère, pour un achat de trente (30) euros. Sa faute ne réside pas tant dans le montant de la dépense, au demeurant infime, que dans l’acte non-éthique de l’utilisation d’un moyen qui n’est pas le sien propre, mais bien celui d’une collectivité. En Afrique, dans bon nombre de pays, des individus peuvent se croire au-dessus de l’éthique, où ils mutent le bien public en bien privé. Or seule la vertu tient une cloison entre ces deux types de biens.
Bref, la question centrale et décisive de la vertu ou des faiblesses d’Akinwumi Adesina dans sa gestion de la BAD passe-t-elle désormais au second plan : l’africanité est transformée en africânerie. Car enfin ce que mettent en doute les lanceurs d’alerte, ce n’est pas tant les comptes de résultats de la BAD, aussi positifs seraient-ils, mais l’accusation d’une absence de vertu d’Akinwumi Adesina, en matière de management, de recrutements inadéquats, de népotisme, de favoritisme, de corruption, etc. Mais suspendons provisoirement cette orientation de nos réflexions.
Reprenons notre question première : une banque, parce qu’elle est africaine, peut-elle s’exonérer de toute vertu ? Supposons ici, comme l’exige la raison naturelle, que la réponse soit « non » : aussitôt et d’elle-même la question se prolonge, à partir de la vertu qui, en son essence et dès lors qu’il s’agit de la viabilité d’une institution publique financière multilatérale, est à la fois fondation et fondement. Parce que la vertu assure (la) fiance, donne con-fiance et, en cela même, énergise et pérennise toute institution qui, on l’oublie souvent, signifie ce-qui-se-tient-droit, se-dresse : institutio, et dont le contraire est le déchet , la déchéance, le déchoir : ce-qui-tombe. Rien ne se tient droit, qui ne s’appuie pas sur la vertu. Aussi, bien que les premiers promoteurs ne l’aient pas explicitement énoncé dans l’acte de naissance de la Banque africaine de développement, ils devaient supposer, c’est-à-dire admettre comme légitime, le fait que la vertu précède l’africanité. Plus exactement, l’africanité ne devait être, à leurs yeux, que la vertu en tant qu’elle précède la naissance de cette institution.
Ce qui est affirmé se laisse mieux comprendre lorsque le mot vertu est renvoyé vers son étymologie : en effet, du latin virtus, il désigne l’énergie morale, la force de l’âme, l’équilibre entre une éthique des convictions et une éthique de la responsabilité, pour user du vocabulaire de Max Weber. La vertu entretient une parenté sémantique avec le latin vir, qui signale la virilité. Au vrai, à l’origine, vertu et africanité signifient le même. L’une n’est pas sans l’autre et inversement. Sans la première, la seconde est vide ; tout comme sans la seconde, la première est creuse. Leur dissociation produit précisément l’africânerie qui est l’africanité sans (en dehors de toute) vertu ; partout où et à chaque fois que l’une et l’autre sont associées l’Afrique progresse.
C’est pour cela que la vertu est le socle de métal sur lequel les pères fondateurs de la BAD ont érigé cette institution. Et ils espéraient ne pas la voir attaquer par la rouille. Mais leurs épigones ont fait de cette éthique qu’une promesse. Et si jusqu’ici, en dépit de deux ‘’petites’’ crises , l’édifice se tenait droit, on voit maintenant apparaître les premières lézardes. Jamais la personne et la personnalité d’un Président de cette institution n’avaient été remises en cause de manière si ouverte et de façon si précise. Pour la première fois, l’éthique fondatrice des pères-fondateurs fait surface. Et puisque les accusations sont graves, il serait bien plus grave voire incompréhensible de ne pas les passer au creuset pour séparer, par le feu, c’est-à-dire l’« enquête indépendante », le bon métal de ses scories. Il n’y pas de honte à faire l’objet d’un procès, à plus forte raison d’une « enquête indépendante ».
Or ne nous trompons pas d’enjeu : il s’agit, et l’Afrique vertueuse en a la capacité, de faire de la BAD non plus seulement un instrument emblématique mais, bien plus, une réelle « unité de puissance » du Continent noir, au profit des peuples qui lui ont donné mandat et qui, en dernière instance, sont ses véritables actionnaires.
La vertu, faut-il le rappeler, est le premier de tous les principes de gouvernance. C’est elle qui confère notoriété et crédibilité. Ainsi, le Botswana, par exemple, est-il mieux côté que l’Argentine, en dépit de la différence de leur étendue géographique et de leur poids économique. La Banque africaine de développement pourrait être le « botswana » du monde bancaire et financier. Mais elle ne le pourra que si et seulement si la vertu est déclarée comme la première des règles de bonne gestion ; celle qui détermine toutes les autres (comptes de résultats, management, technique de gestion, etc.) qui lui sont inférieures, subordonnées et accessoires. Aussi, depuis toujours, les grands philosophes ont-ils interrogé les institutions, leur solidité, leur adéquation aux mœurs (Eunomia, eunomie), leur échafaudage et bon fonctionnement en considérant la vertu non pas uniquement comme une disposition naturelle ou exceptionnelle d’un individu (qualité morale personnelle) mais surtout comme un « dispositif » (éthique, valeur) qui soutient, au sens propre de sous-tient, tout édifice institutionnel et, comme tel, doit échapper à l’arbitraire (mainmise, caprice) des individus. Elle doit leur être supérieure, dès lors qu’il s’agit de préserver le caractère « publique » d’une institution. C’est une culture que les pays nordiques ont magnifiée et qui est à la base de leur succès et de leur immense renommée. Et longtemps après Aristote, Montesquieu en une formule inépuisable a présenté cette culture comme le cœur de toute chose publique, la culture (éducation et politique) de ce qui n’appartient à personne mais plutôt à la collectivité : « Lorsque la vertu cesse […], la République est une dépouille ». La vertu est la loi qui doit régir toute « chose publique ».
Amilcar Cabral fixa l’honnêteté comme règle d’or de toute action publique. Nous ne doutons pas de la bonne foi et même du bien-fondé des protestations du président Akinwumi Adesina. Cependant, toute charge publique engage à des devoirs qui sont, par définition, hors du commun. Cela, Hegel l’a théorisé dans sa science de l’État, en montrant le dévouement ou le désintéressement absolu des hauts fonctionnaires qui, dans l’exercice de leur mission, doivent être irréprochables en tant que membres de « la classe universelle » .
En l’espèce, il n’est donc pas adéquat ni raisonnable que le président Akinwumi Adesina soit « exonéré » par le Comité d’éthique de l’institution qu’il dirige. Un tel affranchissement ne le libère pas, comme il le sait au fond de lui, des graves soupçons et des lourdes accusations à son encontre. Pourquoi ? Parce que « exonérer », que nous tenons du latin exonerare, veut d’abord dire être dé-chargé d’une charge (poids, taxe, obligation) : ex (débarrassé) et onus (fardeau). Comme Hercule portant Atlas sur ses épaules, le président Akinwumi Adesina doit supporter le « fardeau » de la BAD ; et, de ce faix, seule une « enquête indépendante » pourrait le délivrer. Son africanité sera à ce prix. Sinon, tout ne sera qu’une africânerie de plus.
Nous voulons un président Akinwumi Adesina à l’image de Publius Valérius que le peuple romain finira par surnommer Publicola , c’est-à-dire ‘’honneur ou gloire du peuple’’, tant il avait su placer la vertu au-devant de son action publique, après qu’il ait compris la justesse des critiques populaires sur les dérives de sa pompe. Et s’il ne peut être un épigone de Publicola, alors qu’il quitte ses fonctions. Car l’Afrique doit à présent devenir « une unité de puissance ». C’est pourquoi, nous ne souhaitons pas également que l’on puisse, demain ou après-demain, comparer le président Akinwumi Adesina à Wangrin, personnage célèbre du roman de notre grand Hampâté Bâ, et que les langues mauvaises s’épuisent à dire de lui : « Wangrin était filou, certes, mais son âme n’était pas insensible. Son cœur était habité par un intense volonté de gagner de l’argent par tous les moyens afin de satisfaire une convoitise innée, mais il n’était point dépourvu de bonté, de générosité et même de grandeur. Les pauvres et tous ceux auxquels ils étaient venus en aide dans le secret en savaient quelque chose. Son comportement, cynique envers les puissants et les favorisés de la fortune, ne manquait cependant jamais d’une certaine élégance ». Pour revendiquer Mandela comme modèle, il faut d’abord commencer par ne pas être Wangrin. Sinon la référence est bien inutile voire ridicule.
Somme toute, le lecteur l’aura compris : au sein de la Banque africaine de développement, deux camps s’affrontent sur le terrain du Droit. Le premier, celui des lanceurs d’alerte, dont les exigences prennent leurs racines et puisent son droit dans les textes des Nations Unies. Le second camp qui revendique le droit et les usages internes de la BAD. Ainsi, il s’agit bien du conflit entre deux droits : l’un universel, l’autre particulier. Africanité ou Africânerie ?
Cet article, le premier d’une série de trois, a posé la problématique de la vertu, entre africanité et africânerie, et l’opposition entre deux camps : celui des lanceurs d’alerte et celui du président Akinwumi Adesina. Le prochain article exposera, de façon synthétique, leurs arguments respectifs.