George Floyd et Derek Chauvin : la proie et le fauve
526 secondes ! Qu’est-ce qui, dans ce meurtre ou cet assassinat au Minnesota, a tant heurté le monde et mobilisé l’opinion publique internationale ? En d’autres termes, y a-t-il un facteur universel, dans cette mort filmée en direct par des témoins oculaires et saisie par des caméras de surveillance ? Est-ce parce que, comme cela a été dit, Derek Chauvin est « blanc » et George Floyd « noir » ? Il faudrait alors ramener le drame à un acte raciste. Ou est-ce dû au fait que le premier est policier en exercice et le second un suspecté d’avoir écoulé un faux billet de vingt dollars ? Dans ce cas de figure, nous aurions été spectateurs d’une violence policière caractérisée en bavure. S’agit-il d’un différend passé entre les deux hommes qui, semble-t-il, se connaissaient comme employés d’une boîte de nuit de leur ville ? Il s’agirait donc d’un contentieux tournant en tragédie, un homicide involontaire dont la racine serait d’ordre privé. Ou est-ce la seule retransmission et sa grande viralité sur les réseaux sociaux qui ont donné à cet acte un spectaculaire retentissement ? Dans ces conditions, l’acte ne vaudrait pas par lui-même.
Mais prendre la mesure du poids respectif de ces quatre faits amène aussitôt à les lier et à envisager l’idée que nous serions plutôt en présence d’un acte unique qui rendrait compte d’un banal racisme blanc/noir qui, dégénérant en bavure policière, n’a visé qu’à régler, de façon violente, un différend d’ordre privé, dont le monde aurait assisté à l’inouï spectacle. Dès lors, le drame reposerait sur la trame suivante : racisme – bavure – personnel – retransmission. Et nous tiendrons dans cet assemblage-là une intrigue banale, celle de la réduction des faits à un schème rassurant pour la « bonne conscience » ou suffisant pour le fatalisme social, car relevant de la banalité de ce monde de violence.
Certes, la violence est de ce monde, comme chacun peut le constater. Mais comment expliquer l’indignation planétaire, les mobilisations, la force des marches, l’éclat des incendies et la violence des émeutes en plein Covid-19 ? Comment rendre compte que cet acte ait soulevé plus que la « valeur » que ce schème réducteur lui accorde ? En quoi et pour-quoi cette mort-là fait-elle monde ? Pour que la clameur de ce drame atteigne cette dimension, elle doit avoir une dimension universelle, c’est-à-dire « nécessaire » qui explique cette émotion générale. Il faut rechercher une autre optique explicative de cette inattendue indignation.
Notre questionnement avance vers cette dimension universelle, lorsque nous prêtons oreille au cri étouffé de George Floyd. Prêter oreille, l’expression est fort ancienne et énonce un conseil : parcourir le chemin de silence qui part de l’oreille interne et mène, pour qui l’emprunte, à la pensée . « I can’t breathe », répètera seize fois George Floyd, en y ajoutant « please », s’il vous plaît. Et que n’a-t-il redit, en vain : s’il vous plaît. Or les commentateurs occulte cette locution-phrase qui marque, rappelons-le, une « demande » par une formule de politesse. Mieux, il appelle même Derek Chauvin « Monsieur ». L’éducation est un capital inépuisable. Dans son agonie, George Floyd conserve intact son surnom d’enfance : « doux géant ». Il se souvient de sa mère, « Maman », et l’appelle à son secours, comme le font tous les « garçons » qui, devant leur mère, jamais ne grandissent. Car la mère est, comme le dit si justement Bossuet, celle qui compense toutes les faiblesses originaires de l’existence qui sont portées jusqu’à la fin de vie.
Qui prête ses oreilles à la conversation des deux individus est frappé par cet échange sur la mort, que l’un donne et que l’autre va subir.
Derek Chauvin n’entend pas George Floyd, parce qu’il n’écoute pas sa politesse. Derek Chauvin a perdu ses oreilles et ne peut donc les prêter à l’écoute. Il ne peut plus penser. Rilke dit que les oreilles peu profondes débordent vite. L’image est juste. Mais que penser alors de celui qui n’a plus d’oreilles ? Malheur à qui tombe entre ses mains.
En vérité, Derek Chauvin a, contre sa fonction et son serment, subitement régressé au stade animal. Il n’est plus un être pensant. Il est animal. Il a effacé en lui toute humanité, toute lucidité, toute raison. Il n’y a plus en lui de diérèse, cette faculté innée qui, selon les théologiens chrétiens, permet à quiconque de discerner instinctivement le bien du mal. Derek Chauvin est en-deçà.
En lui, l’homme n’est plus un animal raisonnable. Derek Chauvin a régressé au stade premier du règne animal. Sa subjectivité a disparu. Il est (un) fauve. Car il tue comme un fauve : il neutralise par son poids, étouffe par la force de ses membres en écrasant sa trachée et, ainsi, achève sa proie. Rien ne le perturbe, il est totalement animal, montrant aux témoins présents ce qu’est la patience de l’instinct et le calme du félin (grand fauve : lion, guépard, jaguar, once, léopard, tigre, etc.) qui a saisi une proie. Rien ne le perturbe, les alarmes des témoins, blancs et noirs, ne le dérange pas, d’autant moins que ses collègues tiennent à distance témoins émus et autres citadins indifférents. Ses collègues, comme font les hyènes, forment une ligne de séparation entre le fauve tenant sa proie et les passants. Il tient donc ferme sa proie. Tout n’est plus qu’instinct chez lui. Plus rien d’autre n’est : la mémoire, les facultés cognitives, les sentiments sont tous abolis. Ceux qui ont vu un félin poursuivre, capturer et tuer un bovidé comprendront immédiatement la comparaison. Le lion ou la lionne, par exemple, use d’une technique simple : il utilise tout le poids de son corps et la puissante musculature de ses membres, pour accrocher, puis terrasser sa proie, avant de la saisir de ses crocs par la gorge, sectionnant alors sa trachée , écrasant la veine jugulaire , la carotide et l’œsophage, jusqu’à l’étouffement.
Prédateur, Derek Chauvin a agi comme le lion chasseur d’hommes. De tout le poids de son corps qu’il concentre vers son genou, il écrase le cou de George Floyd. C’est un fauve ! En s’écriant « I can’t breathe » Je ne peux pas (ou plus) respirer, George Floyd ne dénonce rien d’autre que l’animalité absolue de Derek Chauvin, qui est pire qu’un animal qui ne tue que par nécessité. Derek Chauvin est un animal dont l’animalité est absolue. C’est un fauve en tenue de policier, un félin assermenté, au coeur de la ville de Minnesota. Sans bouger pour ne pas occasionner une déperdition de force, de son genou dont il fait une arme contondante semblable à la patte puissante d’un fauve, il broie tout l’appareil respiratoire de George Floyd.
Les catégories classiques du droit pénal sont bouleversées et modifiées. Certes, il s’agit de ce que l’on qualifie de meurtre spécial (volonté de tuer un individu), mais dont l’élément matériel (plan d’exécution) emprunte l’essentiel à l’animal. Aussi ne peut-il être confondu avec la strangulation.
George Floyd s’adresse à Derek Chauvin : « please ». Nous le disions, cette expression se traduit en Français par le locution-phrase s’il vous plaît, qui peut signifier à votre bon plaisir, selon votre bon vouloir, ou à votre caprice. George Floyd se sait livré au bon plaisir de Derek Chauvin. Le rapport de forces est inégal, non pas parce qu’il serait plus faible physiquement mais parce qu’il se place dans la sphère du Droit. La conscience de soi juridique est du côté de la victime, l’animalité du côté de l’animal-policier. C’est une inversion totale, un retournement complet de situation. Le dépositaire du droit (d’arrestation) s’est plongé dans l’état de nature, celui du droit de vie et de mort, de la violence totale ; la victime est dans l’état sociétal, celui du droit naturel de toute personne. Animalité et Droit s’opposent. En l’espèce, le « blanc » est moins civilisé que le « noir ». C’est comme cela que la chose est vécue aux États-Unis, par la communauté noire et par bien d’autres, y compris la communauté blanche.
Au fond, c’est la méthode animale de cet assassinat qui a heurté le monde. Les témoins oculaires de la scène sont ahuris. Comment cela est-il imaginable et acceptable ? Voir le spectacle d’un blanc, qui plus est revêtu d’une tenue de policier sous serment et en fonction, se comporter comme un fauve de la savane ou de la forêt, qui fait d’un suspecté une proie ? Il y a de la lâcheté ordinaire.
Derek Chauvin, disions-nous, est un fauve et non pas un « fou ». Il s’est transformé en fauve, sous les yeux et dans la bouche du monde, comme d’autres deviennent (psychiquement des) loups (lycanthropie) ou (des) gloutons, ces chasseurs du Grand nord (qui inspirent à Marvel le redoutable personnage aux griffes d’adamantium, le Wolverine des X-Men). Une autre caractéristique animale : Derek Chauvin domine tous les collègues de son équipe, et met à mort George Floyd, comme le fait le mâle dominant d’un groupe de lions.
526 secondes ! Mais, outre l’animalité de Derek Chauvin, qui va au-delà du racisme, de la bavure et de la retransmission de son acte, y a-t-il une autre fait susceptible d’expliquer que la conscience universelle ait été à ce point ébranlée, pour quelle se réveille, sursaute et proclame de la sorte une indignation générale ? Seul un facteur universel, qualitatif, le pourrait, un facteur qui servant de socle, viendrait conférer au crime de Derek Chauvin toute sa dimension universelle. Il s’agit d’un invariant civilisationnel, à savoir l’identité culturelle entre « être » et « respirer » sur laquelle repose la civilisation indo-européenne et que nous avons développé dans d’autres textes .
Dans la mesure où « être » et « respirer » veulent dire la même chose, décrivent le même phénomène, on peut dire que la technique animale d’étouffement de Derek Chauvin et la (technique) de réplication du Virus-à-couronne, le SARS-Cov-2, dont la finalité (nécessité) est de se loger dans les cellules, mais avec une prédilection pour les cellules alvéolaires pulmonaires de son hôte jusqu’à l’étouffement de celui-ci ; on peut dire, disions-nous, que les deux techniques vont au même résultat par des voies différentes : l’étouffement directe, dans le premier cas, et l’étouffement indirect par le syndrome respiratoire aigu, dans le second cas. Or, l’étouffement de George Floyd a lieu en pleine pandémie de Covid-19. Si le SARS Cov-2 peut être comparé à une sorte de fauve intérieur qui chemine dans les cellules, Derek Chauvin est un fauve extérieur qui circule en plein air.
Au vrai, pour qui sait prêter oreille, la conversation entre Georges Floyd et Derek Chauvin n’est-il pas un échange sur « être » et « respirer », que condense la formule désormais universelle « I can’t breathe », Je ne peux pas (ou plus) respirer ? Il y a une métaphysique de la mort dans les paroles de George Floyd : mon « être », mon existence est en train de passer dans la mort : « I can’t breathe. Don’t kill me », Je ne peux pas respirer. Ne me tuez pas. Mais cela, un animal [Derek Chauvin] peut-il l’entendre ?
Bref, selon l’arrière-fond civilisationnel entre « être » et « respirer », nous inclinons à penser que la pandémie du Covid-19, contexte pathologique inédit, est en dernière instance la « seconde puissance » (Kierkegaard), c’est-à-dire l’effet redoublé, qui confère à l’étouffement de George Floyd son retentissement universel. L’assassinat de George Floyd et la pandémie de Covid-19 organisent un double étouffement du monde.
526 secondes. C’est désormais dans la mémoire du monde le temps de l’indignation universelle, de l’universalité de cette mort, qui surpasse le fait de savoir si elle est préméditée ou pas. 526 secondes d’animalité qui ont soulevé une clameur d’humanité.
Le temps, dit Saint Augustin, c’est la durée que mesure la mémoire. La mort de George Floyd est d’une longueur qui ne finit pas, qui ne cesse de s’étirer. Et qu’Éric Zemmour, le bel idiot utile de l’audimat français, insulte à souhait la mémoire de George Floyd montre combien la « racaille » médiatique est dominante. Et lui qui tant aime à expliquer le destin des noms, pourquoi donc se tait-il au nom de Chauvin ? Est-ce peut-être parce que cela lui rappelle le « soldat mythique » dont le nom servira à créer le mot chauvinisme ?