Côte d’Ivoire : le rôle de la peur en politique
Une nouvelle donne, pour le moins inquiétante, agite, anime et oriente désormais la classe politique ivoirienne : la peur, qui reste un « état affectif » primaire mais aux conséquences parfois dramatiques voire irrémédiables.
Et comme si les crises post-électorales (2011), sociales (2016 – 2017), militaires (2017) et budgétaires (2017), la profonde corruption des élites dirigeantes (blocage de la redistribution des richesses) et le procès de Laurent Gbagbo (frustration de près de la moitié des Ivoiriens) ne suffisaient pas à un peuple qui souffre déjà de tant de maux, voilà que sa classe politique lui inflige à nouveau un supplice : sa propre peur transformée en agenda politique. Et, dans le fond, il ne s’agit de rien d’autre. Ainsi, la mi-mandat du second mandat de l’actuel Président de la République cristallise-t-elle de fortes tensions, ravive-t-elle des ressentiments et des rancœurs, et entrouvre la fin d’un quinquennat qui s’annonce sous de mauvais auspices.
Malgré ce tableau, rien n’y fait. Au contraire. La raison recule, la peur avance. En un trimestre, cette nouvelle crise s’est accélérée : la peur a gagné les états-majors des partis politiques de la majorité présidentielle et les probables ou supposés candidats aux élections présidentielles de 2020. L’appel de Daoukro, que nous avions à l’époque qualifié de première tropicalisation du système Poutine – Medvedev, semble avoir perdu de sa vigueur initiale. Cet appel, qui consolidait une alliance, semble à présent la fragiliser. Pouvait-il en être autrement ? Sera-t-il appliqué ? À moins qu’on nous ne soyons devant son habile mise en œuvre, avec l’éviction des « jeunes », des « quinqua » et des sexagénaires, au profit d’un candidat pour lors inconnu. De même, la nouvelle Constitution ne paraît plus être un repère, pour la vie publique. Est-ce un texte désormais « vide », parce que l’institution-pivot, la Présidence de la République a tant perdu en crédibilité ces derniers mois, sous l’effet conjugué des crises multiples ? Les partis politiques et les factions sont dépassés par les événements et sont entrées en tension et internes et externes. L’emballement tend à se généraliser. Tout le monde y va de son commentaire. Les éditorialistes, par leurs textes parfois incendiaires ou quelquefois pessimistes, ajoutent à la panique des clans et déconcertent les citoyens. Les instituts de sondage, comme toujours, entendent orienter les opinons publiques et les décideurs, mais finalement amplifient les tensions. Qui recherche le chaos en Côte d’Ivoire ? À qui cela devrait-il profiter ? Et qui rendra compte, après le désastre ? Quelles sont les responsabilités morales des uns et des autres ? Il n’y a pas si longtemps, Laurent Gbagbo était le « problème ». Il est à La Haye. Son parti, le Front populaire Ivoirien est tétanisé. La communauté internationale, elle, est devenue discrète, comme si elle ne voulait pas aider à chasser les nuages qui s’accumulent dans le ciel ivoirien ? Bientôt, si les Ivoiriens ne se ressaisissent pas, ce sera à la France d’intervenir, ce qui accroîtra la dépendance de l’État ivoirien.
Dans un tel contexte, certaines fâcheuses décisions peuvent être prises qui mettront le feu aux poudres, ou qui accéléreront ou modifieront les échéances politiques et le calendrier électoral, ou encore susciteront des affrontements sanglants. La peur guide à présent tous les calculs, petits et grands. La sérénité et la sagacité sont en retrait. Un tête-à-tête qui, il y a un an encore, ne suscitait pas de commentaires particuliers fait à présent l’objet de suspicion, d’analyses perfides et accroît les anxiétés politiques.
La période du « sang chaud » est donc ouverte. Tout devient une « affaire de garçons » et Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, n’avait pas tort de moquer la stupidité infantile qui consiste à toujours avoir le dernier mot. Alors, on se fait peur à avoir peur, tels les spectateurs qui paient leurs tickets pour aller voir des films d’horreur pour s’effrayer. Par exemple, lors d’un récent meeting, le Ministre de l’intérieur avertit aux risques de conflits internes et pointe du doigt des traitres, sans les nommer. Un porte-parole se mouche et lui répond, via Facebook, à demi-mot que son camp n’est pas peureux. « Ça va finir en choukouya » (comprenez ici « en boucherie »), me disait, il y a trois ans, le sympathisant d’un parti de l’actuelle majorité présidentielle.
Comme si, en Côte d’Ivoire, la concertation politique, le dialogue démocratique, les instances publiques de la République ne suffisaient plus. Dans ce contexte, la peur fausse toutes les analyses et poussent à l’erreur.
Dans l’histoire politique, les « facteurs superstructurels » (religion, idéologie, sentiments, etc.) deviennent déterminants en période de crise. Ceux qui décident doivent garder leur sang-froid et accompagner leurs décisions de réflexions profondes. Dans Les Suppliantes, ouvrage dans lequel, pour la première fois au plan littéraire, le peuple décide de son avenir et fait naître la démo-cratie, Euripide formule une idée remarquable, à l’adresse d’un roi : « Tu as écouté le sang chaud, et non les têtes sages ». La suite se laisse deviner.
La classe politique ivoirienne est frappée du même mal que Bucéphale, le célèbre cheval qui prenait peur à chaque fois qu’il voyait sa propre ombre. Alexandre le Grand le dompta en lui apprenant que les ombres ne sont rien.
La peur sera toujours mauvaise conseillère. Ceux qui savent, ceux-là savent que la Côte d’Ivoire aurait pu s’épargner le drame horrible des massacres de Duékoué, si les principaux responsables politiques avaient gardé leur sang-froid et donner une chance à la dernière mission de l’Union Africaine lors de la crise post-électorale. Mais enfin, comme le dit Hegel, « les gouvernements ne tirent jamais les leçons de l’histoire » ; ce qui, cependant, ne saurait nous empêcher d’appeler toutes les forces politiques ivoiriennes à des actes de raison. La peur, dussions-nous le répéter, est toujours mauvaise conseillère.
Et la Côte d’Ivoire mérite mieux : un régime parlementaire.