Congo Brazzaville : grossière falsification électorale
Il y a, affirme Hannah Arendt, des « miracles » en politique (La crise de la culture). Certes. Mais, devons-nous ajouter, en tyrannie, et toute tyrannie est impolitique, le tyran n’accomplit que des prodiges, comme l’atteste les présidentielles du 20 mars 2016 au Congo Brazzaville.
Denis Sassou Nguesso vainqueur : 8% dans les urnes, 60% à la proclamation des résultats. Autrement dit, quatrième par les suffrages et cependant premier lors de la publication des résultats. Ce prodige est une altération de la parole selon laquelle « les derniers seront les premiers ». Comment cela a-t-il été possible ? Parce que, sur le « bulletin unique » qui comprenait neuf candidats, l’un d’entre eux vaut sept (7) fois plus que les autres. C’est le prodige de la multiplication des voix par leur poids. Un nouveau système de décompte électoral. Cela, on en conviendra tous, est tout à fait extra-ordinaire. Insolite même.
Dans cette « élection », tout aura donc été hors de l’ordinaire. Outre le poids des voix, pour être vainqueur, Denis Sassou Nguesso a dû imaginer ce dont l’imagination la plus audacieuse n’avait pas encore eu l’idée : le huis clos. Une élection nationale à huis-clos. Au reste, ne nous méprenons pas, il s’agit là d’une réelle innovation électorale, en Afrique et peut-être même dans le monde. Et cette nouveauté est d’autant plus frappante et stupéfiante que, il y a cinq mois, en octobre 2015, la consultation référendaire organisée par Denis Sassou Nguesso avait été « ouverte », avec – il est vrai – un taux de participation beaucoup plus faible qu’annoncé et, comme depuis longtemps, un résultat tronqué.
En tous les cas, le scrutin du 20 mars innove par son huis clos. C’est inédit et, à n’en pas douter, ce fait constituera un cas d’école pour les instituts, les politologues et les étudiants en science politique.
Au reste, comment ne pas remarquer que le « huis clos » contredit totalement deux articles et quelques grands principes de la Constitution adoptée le 25 octobre 2015 ? En effet, il est instructif de rappeler ici que l’article 25 énonce que « La liberté de l’information et de la communication est garantie. Elle s’exerce dans le respect de la loi. La censure est prohibée. L’accès aux sources d’information est libre et protégé dans les conditions déterminées par la loi ».
Tout comme en dispose l’article 26 : « Le secret des correspondances, des télécommunications ou de toute autre forme de communication ne peut être violé, sauf dans les cas et les conditions prévus par la loi ».
Le « huis clos » est en violation directe et évidente des articles 25 et 26 de la Constitution. Une violation d’apparence légale, puisqu’elle s’appuyait sur une injonction du Ministre de l’intérieur et de la décentralisation au Directeur général de la société MTN, en date du 18 mars 2016.
Sous le rapport de ces libertés publiques, il est un autre fait tout aussi grave. Comment ne pas s’étonner que le Conseil supérieur de la liberté de communication (institué au Titre XV de la Constitution) n’ait même pas songé à soulever quelque objection de cette double violation des articles 25 et 26 ? En effet, cette institution publique est fondée en droit, par l’article 212 de la Constitution congolaise, à s’assurer de la bonne exécution des libertés de communication : « Le Conseil supérieur de la liberté de communication est chargé de veiller au bon exercice de la liberté de l’information et de la communication ». Et cependant, elle n’a rien trouvé à redire. Il est manifestement complice du « huis clos ».
Nous devons donc nous garder de sous-estimer cette triple violation ou inapplication de la Constitution que le président Denis Sassou Nguesso a fait lui-même rédiger, et adoptée par référendum (25 octobre 2015) puis promulguée. Le huis clos est un crime constitutionnel. La « raison d’état » ne saurait suffire à le justifier, puisque son objectif premier était d’organiser la falsification électorale.
Alors, ce fait appelle-t-il quelque méditation, pour en montrer l’inénarrable dimension. « Huis clos », rappelons-le, signifie portes closes. Tout un pays coupé du monde, soixante-douze heures durant. Le temps d’une falsification, somme toute fort mal ficelée.
On s’en souvient, dans son célèbre Discours de la méthode, Descartes réclamait, en matière cognitive, la suspension du monde extérieur, le temps de laisser s’affirmer le « cogito », par le fameux je pense donc je suis. Les portes closes, Denis Sassou l’a accompli, lui, dans un autre registre : le domaine électoral. Il a suspendu le monde extérieur pour la mise en œuvre de sa falsification. Il fallait tout simplement y penser. Et c’est ce qu’il fit, avec l’innocence creuse et pudique d’un tyran : je suspends, donc je suis. En vérité, le tyran est en cohérence avec lui-même. Car, est dupe et ingénu celui qui, en pleine tyrannie, réclame l’application de la démocratie.
Toutefois, on ne saisit la portée exacte de ce grotesque « huis clos » qu’en se remémorant le sens second ou dérivé du mot « huis clos » qui désigne, en matière électorale, le fait d’organiser une consultation dans laquelle, hormis le tyran, les protagonistes et le corps électoral sont isolés du monde extérieur.
Et chacun l’aura aisément compris, pour le tyran, le « monde extérieur » c’est l’ensemble constitué par le corps électoral, les candidats, internet et les ondes de communication. Dès lors, quoi de plus génial que de bloquer les candidats et quoi de plus banal que de couper les télécommunications : pas d’internet, nul sms et aucun téléphone, le laps de temps entre l’élection et la proclamation des suffrages ?
Au fond, pratiquer le « huis clos » consiste d’abord et fondamentalement à soustraire au regard public ce qui ne doit pas être sous la garde commune. Car regarder ou re-garder cela veut dire en propre garder-de-nouveau, « sous nos yeux », ce qui mérite de l’être. Ainsi, quiconque met de façon délibérée une élection à l’abri des regards publics ne fait qu’indiquer l’intention de retirer à la garde du public le mouvement des suffrages. Il est donc manifeste que tout « huis clos » électoral est en soi-même une falsification. En tyrannie, c’est la règle. En démocratie, c’est inadmissible.
En résumé, outre les deux faits précédents (le poids magique des voix et le huis clos), ce qui choque le plus dans la présidentielle du 20 mars 2016 au Congo Brazzaville, ce sont les deux points suivants.
En premier lieu, le contraste absolu avec le déroulement, le dépouillement et la proclamation des résultats dans quatre grands pays démocratiques africains où, ce jour-là, le monde extérieur n’avait pas été suspendu, bien au contraire. Tout d’abord, au Bénin avec une élection présidentielle à tous égards exemplaire. Puis en Cabo Verde (régime parlementaire) où législatives porteront au pouvoir l’opposition minoritaire depuis quinze ans et sans que cela ne soulève la moindre contestation. Ensuite, au Niger, avec une élection présidentielle sereine. Enfin, au Sénégal avec un référendum calme. Quel contraste, avec les présidentielles au Congo Brazzaville ! Quelle dissemblance qui, désormais, inscrit le Congo Brazzaville dans le registre mal famé des mauvais régimes.
En second lieu, c’est la grossièreté de l’artifice électoral et la sordidité de l’organisation du scrutin : car, par-delà les portes closes (huit clos), le poids magique de certaines voix (1 = 6,5), la durée de la campagne officielle (16 jours, du 4 au 19 mars), la diffusion nocturne de la proclamation des résultats (3 heures du matin) ne vient-elle pas confirmer qu’il n’y a jamais rien eu de « sincère », de claire et de démocratique dans cette élection-là, contrairement à ce que prévoit l’article 71 de la Constitution congolaise qui dispose « les conditions requises pour une élection libre, transparente, juste et régulière » ?
Force est de constater, depuis le 20 mars 2016, le Congo Brazzaville est en plein « état de nature » : les institutions publiques ne sont plus viables. Elles sont sans force. Plus de légitimité et de base éthique.
Qui donc, s’il est honnête avec lui-même, s’il recherche le juste et accepte la probité en morale publique, qui donc pourra défendre cette violation de la constitution congolaise, ce détournement éhonté du code de procédure électorale, cette abolition de la raison naturelle (le bon sens) ?
Car, si cela lui est conté, même un mal voyant peut voir ce qui s’est tramé derrière le huis clos. Et dans l’histoire universelle, c’est ainsi qu’agonise toute tyrannie. Au Congo Brazzaville, en innovant, Denis Sassou Nguesso a rendu manifeste tout le ridicule de son régime. Il en a brossé la caricature.
Paradoxalement, par cet huis clos, il a lui-même mis « sous les yeux » du monde entier en quoi l’institution « présidentielle », pilier du système tyrannique sur lequel repose son édifice privé, n’est que « bois pourri ». Tout n’a été que falsification. Alors, autant en emporte le vent.