Congo-Brazzaville : des opposants divisés ?
Il n’y a pas si longtemps, en septembre dernier, un haut responsable politique français rencontrait M. Benoît Koukébéné et, conversant, il s’étonnait de l’impossibilité pour les opposants congolais de se rassembler, contrairement à ceux des autres pays d’Afrique centrale. Ce qui est vrai. Car dans aucun pays de cette région, l’opposition n’est aussi divisée qu’au Congo Brazzaville.
Dans les chancelleries occidentales, il a fini par s’installer la conviction selon laquelle ces opposants ne voulaient pas ou ne pouvaient pas se réunir, pour préparer une alternative. Or cela n’est pas tout à fait vrai ni même juste.
Au vrai, cette objection vaut plutôt comme une excuse, pour masquer les compromissions de certains grands dirigeants français avec le pouvoir tyrannique de Denis Sassou Nguesso. En effet, tout citoyen sincère remarquera combien la classe politique française est muette, qui n’entend pas les éclats des bombardements du Pool ou qui a oublié les opposants embastillés, et fouettés comme au temps de l’esclavage avec d’affligeantes cicatrices. Rien qui ne leur arrache une quelconque émotion, indignation ou protestation.
M. Denis Sassou Nguesso est un ami et même un intime du Premier ministre Manuel Valls. Les journaux en ont fait mention. L’opinion publique internationale, les résistances africaines et toute la diaspora congolaise ne cessent de s’en offusquer. Mais rien n’y change, et pas même l’esquisse d’une gêne, pour les donneurs de leçons sur la morale publique et les droits universels de l’homme.
Mais tel n’est pas mon propos. Car il appartient aux Congolais de faire ou de refaire l’histoire de leur État, et à nul autre.
Revenons donc à la division de l’opposition congolaise, l’objet de cet article. Tous les commentaires faciles convergent vers un même argument : l’Ethnie, la clé de toutes les divisions politiques. Cette vision coloniale et néocoloniale a tant été martelée qu’elle est désormais admise comme allant de soi par les élites brazzavilloises, même les mieux formées ou les plus sincères. C’est une commodité, qui repose sur le refus des écoles et des idéologies ethnologiques françaises et congolaises de rechercher les causes secrètes de cette division dans le système tyrannique qui domine le Congo Brazzaville depuis bientôt un demi-siècle !
Si les opposants congolais ne peuvent se rassembler, c’est non parce qu’ils sont d’ethnies qu’on essaie d’opposer, mais en raison de l’une des principales caractéristiques de la tyrannie qui est de diviser. Un tyran est toujours minoritaire. Il ne doit sa survie qu’à la division. Sous ce rapport, M. Denis Sassou Nguesso a réussi. Et c’est peut-être même la seule réussite qu’il ait obtenue.
Plus que de longues analyses, qu’il me soit ici permis de citer longuement Aristote, afin que tous les patriotes du Congo Brazzaville prennent conscience que leur division à sa source dans la tyrannie qui les écrase, parfois plus qu’ils ne le croient eux-mêmes.
Le texte d’Aristote ci-dessous est extrait des Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé. Le lecteur, s’il le souhaite, peut directement se reporter au livre d’Aristote, Les Politiques, paru chez GF Flammarion, à Paris, en 1990, qui présente une version légèrement modifiée et en français actuel :
« Pour le maintien de la tyrannie, il faut faire mourir les plus puissants et les plus riches, parce que de telles gens se peuvent soulever contre le tyran par le moyen de l’autorité qu’ils ont. Il est aussi nécessaire de se défaire des grands esprits et des hommes savants, parce qu’ils peuvent trouver, par leur science, le moyen de ruiner la tyrannie ; il ne faut pas même qu’il y ait des écoles, ni autres congrégations par le moyen desquelles on puisse apprendre les sciences, car les gens savants ont de l’inclination pour les choses grandes, et sont par conséquent courageux et magnanimes, et de tels hommes se soulèvent facilement contre les tyrans. Pour maintenir la tyrannie, il faut que le tyran fasse en sorte que les sujets s’accusent les uns les autres, et se troublent eux-mêmes, que l’ami persécute l’ami, et qu’il y ait de la dissension entre le menu peuple et les riches, et de la discorde entre les opulents. Car en ce faisant ils auront moins de moyen de se soulever à cause de leur division. Il faut aussi rendre pauvres les sujets, afin qu’il leur soit d’autant plus difficile de se soulever contre le tyran. Il faut établir des subsides, c’est-à-dire des grandes exactions et en grand nombre, car c’est le moyen de rendre bientôt pauvres le sujets. Le tyran doit aussi susciter des guerres parmi les sujets, et même parmi les étrangers, afin qu’ils ne puissent négocier aucune chose contre lui. Les royaumes se maintiennent par le moyen des amis, mais un tyran ne se doit fier à personne pour se conserver en la tyrannie.
Et au texte suivant qui est le XII, voilà comment il [Aristote] enseigne l’hypocrisie et le simulacre :
Il ne faut pas qu’un tyran, pour se maintenir dans la tyrannie, paraisse à ses sujets être cruel, car s’il leur paraît tel il se rend odieux, ce qui les peut plus facilement faire soulever contre lui : mais il se doit rendre vénérable pour l’excellence de quelque éminente vertu, car on doit toute sorte de respect à la vertu ; s’il n’a pas cette qualité excellente il doit faire semblant qu’il la possède. Le tyran se doit rendre tel, qu’il semble à ses sujets qu’il possède quelque éminente vertu qui leur manque et pour laquelle ils lui portent respect. S’il n’a point de vertus en effet, qu’il fasse en sorte qu’ils croient qu’il en ait » .
M. Denis Sassou Nguesso n’a rien créé. Il applique, à son pays, les plus vieilles recettes des tyrannies. En conséquence de quoi, abolir la tyrannie congolaise, c’est refonder l’unité nationale.