Burkina Faso : « Un peuple en état de révolution est invincible ! »
Le mot, si juste et de grande vérité, est de Maximin Isnard, député girondin et régicide, génie violent, orageux, incompressible (Charles Nodier) et l’un des plus grands tribuns, sous la Révolution française.
J’étais à Dakar, le 23 juin 2011, témoin oculaire, lorsque, dans une immense clameur de protestation, refusant le projet de modification de la Constitution, le peuple sénégalais s’emparait de la rue et incendiait les bâtiments publics. J’étais avec mon ami Jean-Pierre Pierre-Bloch, grand soutien du mouvement « Y’en a marre », m’avoua-t-il. Le président de la République, Abdoulaye Wade, avocat de métier mais oublieux du droit fondamental, fut ainsi contraint d’abolir son projet d’éternité au pouvoir. Moins d’un an plus tard, le 25 mars 2012, il perdait les élections présidentielles. Comme Jean-Pierre Pierre-Bloch me l’avait prédit.
Les gouvernements, dit Hegel, ne tirent jamais les leçons de l’histoire. En effet, à quelques nuances près, c’est le schéma sénégalais du 23 juin 2011 qui vient d’avoir lieu au Burkina Faso, avec la fuite précipitée de Blaise Compaoré, inébranlable disait-on, au pouvoir depuis 27 ans et quasi déterminé à s’éterniser en modifiant l’article 37 de la Constitution.
Le temps, selon Saint Augustin, est une distorsion de l’âme au sens où le passé est déterminé par la mémoire, le présent par l’attention et le futur par l’attente. Certes. Mais la volonté d’étirer le temps contre toute raison, c’est-à-dire indéfiniment, est une forte maladie de l’âme, une fièvre brûlante de l’esprit. À cet égard, il est insupportable et tout à fait incompréhensible qu’un nombre significatif de présidents africains n’envisagent le pouvoir que comme éternité. Étrange conception du temps et ridicule « conatus » ! Bien évidemment, il ne s’agit que de fausse éternité. Car tout Présidence absolue est une « vanité », qui finit toujours comme un « fétu de paille » emporté par les vents.
Nous ne cessons de le dire, les crises africaines tiennent, en grande partie, au système présidentiel hérité de la colonisation. Le remède à ce mal, c’est le régime parlementaire. C’est ce qui prévaut au Cap Vert, où les prérogatives essentielles sont entre les mains du Premier ministre qui tire sa légitimité du Parlement et sa force du suffrage législatif. En Afrique, le régime parlementaire est un des facteurs déterminants de la bonne gouvernance et source du développement. L’Afrique ne s’en sortira que si y prédomine le système parlementaire.
En attendant cela, demandons-nous comment finissent les pouvoirs « éternels ». Toujours subitement, l’espace d’un ouragan urbain et/ou d’un éclair rural. Un hurlement de colère populaire longtemps contenu, et tout leur pouvoir s’effondre. La fuite est alors le salut. Celle de Zine el Abidine Ben Ali, ex-président de la Tunisie, le 14 janvier 2011, est un modèle du genre dans tout ce qu’une fuite a de burlesque : une échappée aérienne tournant au périple. Celle d’Amadou Toumani Touré, ex-président du Mali, le 22 mars 2012, est hilarante : une fuite à dos d’homme. Qui ne se souvient de la fuite de Mobutu Sese Seko, quittant Kinshasa avec un long convoi de véhicules roulant à vive allure, le 16 mai 1997, pour se rendre à Gbadolite et, de là, au Togo puis au Maroc où il décèdera. Cette fuite contraste singulièrement avec sa prise de pouvoir le 24 novembre 1965.
Patrice Lumumba a su mourir, fier et digne. Amilcar Cabral n’a pas tremblé, à l’instant de son assassinat. Thomas Sankara préméditait sa mort et taquinait son épouse en l’appelant « ma veuve ». Les héros ne fuient pas l’ultime échéance. Pour eux, comme l’enseigne les Stoïciens, la mort est un croquemitaine. Savoir mourir, c’est que ne savent pas les despotes. La crainte qu’ils inspirent a pour corollaire la fuite, dès lors que les vents tournent. Mais pour « tomber » telle une « douille vide », il faut que le dictat du président-éternel ait déjà perdu toute sa substance, à savoir la crainte qu’il suscite (la crainte est, selon Montesquieu, le principe du despotisme) et qu’il se soit vidé de son sens, c’est-à-dire la croissance (économique) et l’unité (nationale), motifs pour lesquels leur despotisme était toléré.
Dans son 18 Brumaire, Marx a admirablement décrit la dialectique des événements qui, en France, a conduit au fameux coup d’état de Louis Napoléon. L’ouvrage, de facture hégélienne, saisit sur le vif l’enchevêtrement des faits de l’actualité et est un modèle d’analyse. S’agissant du Burkina Faso, la chute de Blaise Compaoré apparaît comme le résultat d’une dialectique entre six facteurs principaux qui se classent en deux types de causes, externes et internes. Dans le registre des causes internes, il y a trois facteurs. Le premier est le péché originel du régime Compaoré : le coup d’état du 15 octobre 1987 qui verra l’assassinat du charismatique Thomas Sankara, assassinat aggravé par une suite d’atroces guerres civiles (Sierra Léone, Libéria, etc.), de coups d’État, de déstabilisations et de meurtres, dont celui du journaliste d’investigation Norbert Zongo (13 décembre 1998) à propos duquel François Compaoré, le frère du Président, est soupçonné être le commanditaire. Ces grands assassinats, qui scandent la vie politique du Burkina Faso (post-sankariste), ont hanté les consciences au-delà même du Burkina Faso. Je me souviens encore du récit détaillé que me fit João-Bernardino Vieira, ancien président de la République de Guinée-Bissau, de l’accueil fort hostile que les Présidents africains réservèrent à Blaise Compaoré lors de sa première participation à une rencontre de chefs d’États. C’est João-Bernardino Vieira qui, pour décrisper l’atmosphère pesante, prit Blaise Compaoré par la main, et calmant ses pairs, l’amena leur dire bonjour. Et, profitant de la bonne volonté de João-Bernardino Vieira, Blaise Compaoré formula sa demande d’effectuer sa première visite officielle en Guinée-Bissau, et ce pour amorcer la reconnaissance de son régime. João-Bernardino Vieira estima qu’il ne fut pas payé de gratitude, lorsqu’il découvrit, me dit-il, que Blaise Compaoré était impliqué dans le coup d’État qui le renversera en 1998.
En tous les cas, nul ne comprend le vieux ressentiment à l’encontre de Blaise Compaoré, un sentiment encore très vif aujourd’hui, sans le rappel de tels faits et situations. Ce péché originel (assassinat de Th. Sankara) et son implication (supposée ou réelle) dans certains drames en Afrique de l’ouest, le suivront jusqu’à son renversement. Le deuxième facteur, classique celui-là, relève de l’usure normale du pouvoir, par le double effet de la longue durée au pouvoir et la concentration de l’autorité publique entre les mains de Blaise Compaoré. C’est ce qu’exprime la tranche d’âge des 15 – 30 ans, cœur de la jeunesse burkinabé, lorsqu’elle clame n’avoir connu d’autre Président que lui, exprimant, en creux, l’exigence démocratique d’alternance. Le troisième facteur concerne la gestion de la chose publique, telle que profondément détériorée par le népotisme, la corruption, la mauvaise gouvernance, la gabegie, la non-redistribution des richesses du PIB dont la croissance annuelle à 7% ne profitait qu’à quelques familles. Cette croissance-là n’a aucun sens.
Au fil des ans, ces trois facteurs (assassinats politiques et déstabilisations des voisins, usure du pouvoir et mauvaise gouvernance) sont devenus d’autant moins acceptables que Blaise Compaoré avait perdu de son aura à l’étranger (retrait de Jacques Chirac de la vie politique) et son influence géopolitique avait quasiment disparue. En effet, avec l’entrée en guerre directe de la France au Mali contre la menace djihadiste (Opération Serval, 11 janvier 2013), avec la fin du régime du Guide libyen, avec la reprise en main par Alger des pourparlers entre l’État malien et les autonomistes du nord Mali, avec l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir en Côte d’Ivoire, Blaise Compaoré, affaibli en matière de politique étrangère, n’offrait plus d’utilité historique. Car, le réchauffement des liens entre la France et l’Algérie, après la victoire de François Hollande aux présidentielles de mai 2012, les deux pays se sont répartis les grands rôles en Afrique de l’ouest : pour la France, les épreuves de guerre, pour l’Algérie, les tâches diplomatiques, notamment dans la grave crise malienne. Ainsi les « Accords de Ouagadougou », devenues obsolètes et caduques, ont-ils été relégués et supplantés, de facto, par les « pourparlers d’Alger ». Dans cette division du travail militaro-diplomatique, il ne faut pas oublier que les initiatives économiques ont été dévolues au Maroc. C’est parce qu’il n’a pas saisi cette division du travail que Blaise Compaoré n’a pas compris la subtilité de l’avertissement épistolaire que lui avait adressée François Hollande le 7 octobre dernier . La « porte de sortie » que le Président français lui proposait, en relation à la crise malienne, cela signifie qu’il devait impérativement quitter le pouvoir au terme de son dernier mandat, sinon…
Bref, c’est la conjugaison de ces trois causes internes et de ces trois causes externes mentionnées, et dont le peule et l’opposition burkinabés avaient une claire conscience, qui a fait « tomber » si facilement, trop rapidement Blaise Compaoré. L’Histoire, ne l’oublions pas, est un tribunal implacable. Le destin, dit Hegel, c’est la conscience de soi comme étant son propre adversaire. En n’écoutant que lui-même, Blaise Compaoré s’est fait l’auteur de son propre destin : la fuite.
Mais ce destin était prévisible. Il n’était point besoin d’être grand clerc pour l’apercevoir. Ainsi, le 30 septembre dernier, échangeant quelques considérations politiques sur la situation de son pays avec un jeune Burkinabé, dont les termes sont en partie rapportés ci-dessous :
– L. : « Il [Blaise] reprend ainsi l’initiative et inhibe un soulèvement.
– PFT : Oui. Mais je ne crois pas que l’opposition se fasse enfarinée.
– L. : La révision des constitutions est à l’ordre du jour.
– PFT : Oui, je suis un peu cela. Mais à mon avis les choses vont se compliquer pour les révisions. C’est la rue qui décidera, en dernier ressort. »
Les pays africains, dussions-nous le répéter, s’ils veulent se développer et créer de véritables nations n’ont d’autre choix que le système parlementaire. L’Armée n’est pas une issue, y compris au Burkina Faso. Telle est la grande leçon que nous devons tirer de la chute de Blaise Compaoré, si tant est qu’on puisse tirer des leçons de l’histoire. Tout le pouvoir au Parlement.
Car un vieux souvenir français habite le Burkina Faso : « un peuple en état de révolution est invincible ».