Ce que peut la diaspora caboverdienne
« Il est grand temps, il est grand temps », criait Zarathoustra. Mais « de quoi est-il grand temps ? » : de reconnaître la Diaspora comme structure fondamentale de notre futur.
Nous devons soigneusement distinguer deux phénomènes : d’une part, notre Immigration qui, pour l’essentiel, est résulté des longues et terribles famines qui ont scandé toute la seconde moitié de la période coloniale portugaise (18ème – 20ème siècle), et, d’autre part, la Diaspora qui n’a commencé a véritablement se constituer comme entité auto-consciente distincte qu’avec Amilcar Cabral. Il aura été le premier à comprendre que, dans la lutte pour l’Indépendance, il était impératif de transformer l’immigration en Diaspora, pour en faire un puissant relais diplomatique, un réseau parallèle d’appui, une force économique d’avenir et un axe culturel majeur. Il a su, à cet effet, mettre à profit toute la force de la Sodade en tant que superstructure culturelle du sentiment national – la Caboverdianité – et dont il fit un facteur de mobilisation. Au vrai, et n’en déplaise à certains, Amilcar Cabral est celui qui a posé les bases de la transformation structurelle de l’Immigration en (une) Diaspora. En effet, alors que l’Immigration était une matérialité quantitative, il en a fait une réalité qualitative. Nous devons, dans son sillage et sous son égide, continuer Cabral, comme le disait si justement Mario de Andrade, dans un contexte mondial tendu et un drame sanitaire nouveau.
Sous ce rapport, que peut, aujourd’hui, la Diaspora, alors que sévissent le Sars-Cov-2 et sa pandémie, le Covid-19 ? Beaucoup plus que ce qu’elle a jusqu’ici donné au « petit pays ». Certes, elle tient son rôle financier (transferts d’argent, mobilisation d‘investissements étrangers, construction de logements, etc.). Elle dispose également d’une capacité de solidarité (appui direct aux familles, envois de bidons, etc.). Elle est un acteur politique (membre du corps électoral, mobilisation de l’électorat et participation aux suffrages). La Diaspora a pris sa part dans la reconnaissance musicale mondiale de la Sodade, dont elle a été un promoteur (diffuseur) et reste un vecteur incontournable.
Cependant, et dussions-nous le répéter, la Diaspora n’a pas encore donné tout ce que Cabral attendait d’elle ; Pour cela, elle doit mieux s’organiser. Pour illustrer brièvement la ligne doctrinale de cet article, nous ouvrirons cinq pistes de réflexions qui sont autant d’axes de recherche.
La première concerne le tourisme auquel le Covid-19 vient de donner un coup d’arrêt brutal et inattendu, en paralysant ce secteur important de l’appareil de production caboverdien. Mais, un instant, supposons que soit mobilisée toute ou une partie significative de la Diaspora, autour du mot d’ordre suivant : chaque Caboverdien à l’étranger doit spontanément devenir un ‘’agent touristique’’ ou un ‘’agent publicitaire’’ avec l’objectif de faire partir (au moins) un touriste au Cap-Vert en 2021-2022. L’impact serait immédiat et positif, car toute la filière touristique recevrait une impulsion majeure. Et chacun peut imaginer, comment et combien la relance par la Diaspora de ce secteur vital redynamiserait l’économie nationale (infrastructures, recettes fiscales, devises, emplois, etc.).
La deuxième piste de réflexion touche à la possibilité de la transformation structurelle de la Dette intérieure. Le taux d’endettement et les encours de la dette pèsent trop lourdement sur le budget de l’État et la vie de la nation. Dans cette matière, le cas du Japon peut servir de point d’appui e de départ à une réflexion sur l’une des futures missions de la Diaspora. Nous savons que l’une des grandes forces du Japon réside dans le fait que sa dette intérieure est majoritairement détenue (90%) par les banques et les citoyens japonais. C’est, chacun le comprend, l’une des clés de l’indépendance et de la réussite du Japon, qui a su très habilement tirer profit du Plan Dodge (mesures contre l’inflation et d’assainissement des finances publiques) et la Mission Shoup (nouveau système de collectes d’impôts) mis en place après la défaite du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, la mise en œuvre de ce double système lui a permis de réduire sa dette publique de 73%, en 1946, à 26% deux ans plus tard en 1948, puis à 15% en 1952, l’une des conditions de la relance de son économie et de son taux de croissance annuelle (Produit intérieur brut +9%). Or, cet effort a pu être envisagé et rendu possible en raison de ce que le taux d’épargne des Japonais était et est toujours très élevé, une réalité qui réduit d’autant la dépendance du Japon vis-à-vis des financements extérieurs. Nous inclinons à penser que, dans le cadre d’une économie ouverte, la Diaspora pourrait assumer, même partiellement, la fonction historique de libérer le « petit pays » de sa dépendance des financements extérieurs. Car, outre sa grande capacité d’épargne et son niveau de revenu moyen (occidental), elle peut et doit être engagée dans un vaste projet de constitution de fonds en vue du « rachat » de la dette publique caboverdienne.
La troisième piste est un vaste programme de création d’entreprises (de toutes tailles) depuis la Diaspora et qui ne concernerait pas uniquement les Caboverdiens mais aussi tous les étrangers qui en verraient les avantages. Ainsi la Diaspora pourrait-elle devenir un grand ‘’agent entrepreneurial’’.
La quatrième piste est de considérer, ce qui serait inédit, que la Diaspora constitue un nouveau segment du marché intérieur caboverdien.
La cinquième piste est une interrogation qui surgit des quatre précédentes : pourquoi donc le poids économique (production de richesse et de valeur) de la Diaspora n’est-il pas pris en compte ? Car si elle l’était, le Produit national brut (PNB) caboverdien serait supérieur à son Produit intérieur brut (PIB) ? Il faudra donc envisager de mesurer la « richesse » détenue par la Diaspora.
Nous pourrions multiplier ce type d’exemples. Mais les cinq pistes, succinctement présentées ci-dessus, suffisent non seulement à montrer que la Diaspora est une ressource infinie, une ‘’matière première’’ inépuisable, mais aussi à faire comprendre quel rôle nouveau et révolutionnaire elle peut encore tenir, après la part qu’elle a prise dans le processus d’indépendance de Cabo Verde. Aussi « de quoi est-il grand temps ? » De ce que les compagnons de Cabral et les cadres du Paicv reprennent à leur compte l’une des idées les plus brillantes d’Amilcar, pour en faire une politique publique après l’alternance politique qui semble s’annoncer en avril et octobre prochains. Car il s’agit, en tout premier lieu, de préparer la construction du Cabo Verde post-Covid-19, comme un nouvel et haut acte de culture. Et de cela, il est grand temps !
Dr Pierre Franklin Tavares
Paris, le 16 janvier 2021
Ce texte est paru ce jour en portugais dans le journal A Naçao au Cap-Vert en page 16.