BAD : premières victoires des lanceurs d’alerte
Cet article prolonge le précédent et ne se laisse entendre que dans cet horizon. Cette continuité cognitive vise à un double objet : d’une part, montrer en quoi les soutiens actifs du président Akinwumi Adesina, par d’étonnantes erreurs, des idées fausses, une insuffisance de connaissances historiques accompagnée d’une attitude arrogante, n’ont guère été utiles à la défense de sa cause, et, d’autre part, comment les lanceurs d’alerte ont remporté, avec éclat, la première manche du conflit ; un conflit dont on ne peut dire ou même anticiper le dénouement. Au vrai, en démontrant le premier point, nous étayons de facto le second.
Depuis plus de deux mois maintenant, nous assistons à une intense activité pour la défense du président Akinwumi Adesina. À cet égard, il s’observe trois principaux types de défense. Leur trait commun, qui est aussi leur principale faiblesse, est de n’être que des ripostes aux accusations proférées par les lanceurs d’alerte. Au reste, le cœur de leur argumentation repose non pas sur la réfutation ordonnée et probante des seize accusations lancées, mais sur trois ressorts : 1) la déconsidération systématique des lanceurs d’alerte ; 2) l’éloge panégyrique du président Akinwumi Adesina qu’il faut « défendre », en raison de son leadership et de ses « bons » résultats (économiques, financiers, sociaux et notation), afin d’éloigner le risque de liquidation de la Banque. Il s’agit donc de réunir toute l’Afrique derrière le président Akinwumi Adesina, contre les lanceurs d’alerte et les États-Unis ; 3) une réelle mobilisation diplomatico-médiatique, pour étouffer dans l’œuf l’à l’herte ou dénaturer cette alerte.
Un tel panégyrique du président Akinwumi Adesina n’est pas sans rappeler celui d’Isocrate (380 av. J.-C.), dont le but était d’amener toutes les cités grecques à s’allier à Athènes, contre le danger perse. Les promoteurs d’Akinwumi Adesina ne font pas autre chose : rassembler toute l’Afrique, contre les États-Unis et les lanceurs d’alerte.
En quoi consiste cette triple défense ?
Elle est, d’abord, de nature politique et diplomatique, organisée et promue par un prestigieux cortège de onze anciens chefs d’État africains, dont trois femmes de renommée . Le chef de fil, très actif et persuasif, est l’ex-président Olusegun Obasanjo. Une Lettre (Déclaration) rendue publique fin mai dernier précise l’intentionnalité (ou la visée) et sa mise en œuvre : une invitation à « se lever » pour « défendre » la BAD , en désignant l’adversaire principal, « le secrétaire américain au Trésor », sa méthode, la calomnie, puisqu’il « dénigre la Banque et bafoue l’ensemble de son système de gouvernance », et son objectif : la « fin » de l’institution bancaire, et son outrecuidance qui est « sans précédent ».
Cette Lettre cosignée non seulement affiche leurs arguments mais aussi dévoile le mode et l’orientation de leur raisonnement, que l’on peut résumer comme suit :
1°) pour lors, le Covid-19 est la principale affaire qui doit préoccuper l’Afrique. Or, à cet effet, le président Akinwumi Adesina a réussi à mobiliser 10 milliards USD pour le financement des plans de lutte gouvernementaux contre cette pandémie. Donc, l’Afrique doit faire bloc autour de lui, puisqu’il est efficace ;
2°) par sa « vision » (doctrine des ‘’5 grandes Priorités’’) et son « leadership », Akinwumi Adesina est parvenu : a/ à fixer un cap à la BAD. On sait désormais où il entend conduire la Banque et, par sa crédibilité personnelle, il a redonné une très forte confiance à cette institution bancaire sur les marchés financiers, ce qu’atteste l’inédite et exceptionnelle recapitalisation (115 milliards USD) ; b/ à promouvoir les femmes au sein de cette institution (égalité des sexes) ; c/ à mobiliser d’importantes ressources, 3 milliards USD, par le lancement d’une Obligation sociale ;
3°) l’Afrique doit se rassembler pour résister et ne pas céder face aux pressions injustifiées, aux calomnies et aux injonctions de l’Administration américaine, quand bien même les États-Unis sont la première puissance mondiale, le second actionnaire (6%) de la BAD (après le Nigeria : 9%) et le principal investisseur (40 milliards USD) dans les programmes sectoriels de la BAD.
Le président en fonction de la Fédération du Nigeria, Muhammadu Buhari, réputé pour son incorruptibilité, l’Union Africaine (panafricaine) et la Cedeao (Afrique de l’ouest) ont apporté leur soutien à la démarche du groupe d’anciens chefs d’États africains et réaffirmé leur confiance à Akinwumi Adesina.
Ensuite, une défense de nature interne, c’est-à-dire intérieure à la Banque par la mise en œuvre d’un double mécanisme : l’auto-saisine du Comité d’éthique (organe de surveillance) et le Bureau du Conseil des gouverneurs. Le premier organe a rejeté, en bloc, la totalité des seize accusations des lanceurs d’alerte, en les estimant « non fondés, non corroborés et non étayés » ; et, sur ce, le second est convenu d’exonérer, totalement, le président Akinwumi Adesina.
Enfin, une défense de nature médiatique, menée à grands renforts d’oukase lors de débats télévisés. L’un des débats consacrés à cette crise interne de la BAD qui s’est déroulé sur la chaîne Africa 24 l’illustre bien. Deux des trois participants, François Loncle, homme politique français connu, et Jemal Taleb, avocat franco-mauritanien, ont affirmé leur soutien sans réserve aucune au président Akinwumi Adesina. Le premier, au nom d’un ‘’anti-américanisme primaire’’ (déstabilisation montée par les USA), d’une méfiance à l’égard de l’influence économique de la Chine (endettement risqué) et, quoiqu’il ne le dise pas explicitement, sur fond de reprise d’un bien vieux slogan ‘’l’Afrique aux africains’’ . Et, fait surprenant (mais pas étonnant) pour un élu, ses jugements sur les lanceurs d’alerte sont de valeur méprisante : leur accusation, dit-il avec sérénité, est « dérisoire », constitue une « polémique vaine » et reste tout à fait « ridicule ». Jugement final : « polémique ridicule ». Et, sans doute en fin connaisseur de la matière, M. François Loncle énonce un effarant et effrayant jugement : « les commissions d’enquête (en France du moins) étant à charge », il est difficile voire impossible qu’il y ait de « l’objectivité » ; d’autant que « la suspicion » devenue d’un emploi facile (dans le monde) empêche une « objectivité totale ». Par conséquent, ajoute-t-il, il y a le risque d’une « instrumentalisation de l’enquête ». Et, quelque peu paternaliste, il conseille même aux Africains de ne s’intéresser qu’« aux problèmes de fond ». Donc, la réclamation des lanceurs d’alerte, plus exactement « la formulation de leurs accusations », n’est pas utile et moins encore nécessaire, dans l’exacte mesure où elle ne soulève qu’un problème de surface. C’est une initiative superficielle et puérile. Car l’Afrique a d’autres priorités. Chacun comprend ici que François Loncle parle du programme des ‘’5 grandes priorités’’ du président Akinwumi Adesina. Et puisque les dirigeants africains, eux, ne savent pas comment ils devraient orienter l’Afrique, un dernier conseil : abandonner l’aide au développement et ne rechercher que des aides à l’investissement. Il fallait la trouver, ce n’était qu’à portée de mains, c’est-à-dire hors de la tête des Africains.
De concert, et avec l’assurance du bedeau, Jemal Taleb accentue le plaidoyer de François Loncle, en formulant une vérité jusqu’ici inconnue : « une enquête, on peut lui faire dire ce qu’on veut ». Mourir de rire, s’exclameraient les jeunes ! Car, à cette vérité nouvelle, on peut aussitôt lui objecter : si votre assertion est vraie, alors et de facto est justifiée la suspicion des lanceurs d’alerte et du Secrétaire d’état américain quant à la qualité de l’enquête du Comité d’éthique et à la décision du Bureau des Conseils des Gouverneurs d’exonérer, dans une première réaction, le président Akinwumi Adesina. Et si les Cyniques, Antisthène et Diogène de Sinope, étaient parmi nous, avec ironie, ils opineraient : si votre assertion est vraie, c’est-à-dire valable en toutes circonstances, pourquoi donc venez-vous d’affirmer, juste avant et avec belle assurance, que « l’enquête interne » dirigée par Takuji Yano, l’administrateur japonais de la BAD, est « favorable » au président Akinwumi Adesina ?
Ainsi, « à l’insu de son propre gré », selon la célèbre formule d’un grand cycliste français, Jemal Taleb ne fait qu’énoncer un jugement contradictoire qui bien loin de ruiner les réserves des lanceurs d’alerte relatives aux conclusions de ces deux organes internes ne fait que conforter leur demande d’une enquête indépendante. Mais il y a plus grave encore dans les propos de Jemal Taleb. Emboîtant le pas à François Loncle, il délégitime le principe et la force de toute en-quête. Or le principe et l’autorité de l’en-quête sont le cœur et au fondement de la rationalité, aux plans juridique (le Droit) et philosophique (Socrate), comme établi depuis le fameux procès de Socrate à la faveur duquel Platon rédigera Apologie de Socrate, ouvrage dans lequel Philosophie et Droit s’empruntent les outils pour construire, précisément, ce que sont le principe et la force (de vérité) de l’enquête : l’elenchos , la réfutation ou « le débat contradictoire ».
On le voit donc bien, toute la démarche de François Loncle et Jemal Taleb tend à dévaloriser l’idée même de l’en-quête, non pas seulement en pareille affaire mais plus généralement en son fondement même.
Pour qui donc sait écouter et, par suite, entendre et comprendre, il y a dans les mots de François Loncle relayés par Jemal Taleb une incongruité. Et c’est un affligeant spectacle que de voir un grand élu français et un grand avocat africain formuler des africâneries au sens que nous avons conféré à cette notion dans le précédent article. En effet, l’ombre d’un instant, viendrait-il à l’idée de François Loncle de prononcer sottise pareille sur un média français ou européen ? Certainement pas. Et s’il le faisait, il serait immédiatement invectivé, parce qu’il toucherait à l’essence de la démocratie et de la République. Alors, pourquoi donc Jemal Taleb se sent-il obligé d’approfondir ces africâneries, au lieu de s’en départir ? Pourquoi un homme de Droit, un intellectuel dont le Droit est même un métier, attaque-t-il ainsi le Droit ? Mesure-t-il la portée et les conséquences de ses paroles ?
Cette alliance du politique et du juriste sert-il vraiment la cause du président Akinwumi Adesina ? Au fond, l’erreur de François Loncle et Jemal Taleb est de vouloir devenir le tam-tam percutant de la Déclaration des onze anciens chefs d’États africains, dont ils ne font que reprendre l’argumentaire. C’est pure redondance. Ou vacarme.
Au reste, dans leur défense médiatique du président Akinwumi Adesina, il est aisé de remarquer combien et comment François Loncle et Jemal Taleb évitent, avec grand soin, de poser la problématique d’ordre éthique. Tout, sauf cela. Ils la relèguent avec condescendance. Et en face de leur dédain des lanceurs d’alerte et de l’ingérence américaine, ils organisent un dithyrambe d’Akinwumi Adesina : son autorité déplaît, uniquement parce qu’elle est celle d’un chef ; le succès historique de la régionalisation de la Banque est de son seul fait ; les comptes de résultats de la banque est son triomphe personnel, et il est le premier à l’atteindre ; sa notoriété bancaire est peu commune ; sa politique agricole est exceptionnelle et sauvera l’Afrique. Espérons pour lui que, en matière d’intrants, ne lui éclate pas un scandale Monsanto-Roundup ; il a une vision, quand tous les autres n’en ont jamais eue ; il tient deux fronts à la fois par un haut fait d’armes : il est l’adversaire coriace des Américains (surtout de Donald Trump) et de la Banque mondiale qu’il va supplanter en Afrique ; sa gouvernance n’est en rien comparable avec celle de Donald Kaberuka (accusé au passage de complotisme et d’être allié probable des Américains) ; sans Akinwumi Adesina, l’obtention du Triple A eût été impossible ; il est l’unique à avoir créé un Forum des investisseurs ; il est le premier à réussir le lancement d’une Obligation sociale, etc., et s’il a recruté trop de compatriotes, cela n’a que bien peu d’importance ; et si, pour la remise d’un prix qui lui a été attribué, le coût du voyage de groupe au Japon a été pris en charge par la Banque, cela est tout à fait négligeable voire normal. Sacrés flatteurs ! La Bruyère a peint leur portrait , indulgent et reluisant les vêtements mal ajustés de ceux qui ont le pouvoir et toujours sévère avec ceux qu’ils croient petits ; et Jean de La Fontaine a croqué leur caractère . Et un proverbe latin enseigne, nous dit-on, qu’un discours trop flatteur porte avec lui son poison.
Cette manière hautaine et dédaigneuse de considérer que, en matière de gestion des institutions africaines, l’éthique n’a que bien peu de valeurs est la plus grave faute des deux compères. Elle peut même donner à penser que tout ou partie des accusations des lanceurs d’alerte est vrai. Car ils n’expriment en réalité qu’une crainte ; celle qui est au fond d’eux-mêmes, à savoir que même si les accusations étaient fondées il faudrait les écarter d’un revers de main ou d’un coup de menton.
À entendre nos deux flatteurs, tout se passe comme s’ils plaidaient pour une sorte d’immunité présidentielle au profit d’Akinwumi Adesina.
Car enfin si les seize accusations lancées sont une quantité négligeable, pourquoi donc tant redouter une « enquête indépendante » ? Appelons autrement la question : comment, d’avance, un élu et un avocat peuvent-ils estimer « ridicule », « vaine » et « dérisoire » une en-quête qui est la seule pierre de touche ? Que protègent-ils ? Mais allons plus avant, accordons de la valeur à leur jugement. Le dérisoire, le ridicule et la vanité des accusations ne ressortiraient-ils pas avec plus d’éclat, de vérité et de force, s’ils étaient le résultat d’une « enquête indépendante » et non celui d’une évaluation du Comité d’éthique ? Pourquoi cette peur immense du Droit ? Et comment imaginer et laisser croire qu’il n’y a personne, en Afrique ou dans le monde, susceptible de mener une telle investigation ? L’afro-pessimisme des deux compères est bien trop grand. La vér-ité, le caractère de ce-qui-se-voit, n’est-il pas, en matière de Droit, que le terme d’un processus juridique contradictoire ?
Ou bien alors les deux flatteurs savent-ils trop bien la force des lanceurs d’alerte, qu’ils en redoutent les effets ? « Lancer », ici, signifie jeter sur la place publique. « Alerte », qui nous vient du vieux français à l’herte, est un appel à la garde, un signal à rester en garde. En lançant à l’herte, les projeteurs d’alerte ne visent pas autre chose que la sauvegarde de la BAD, pour laquelle il demande à rester en garde. Ils sont aux antipodes de la « flatterie » et du panégyrique d’Akinwumi Adesina.
Sauvegarder, sauve-garder, veut dire garder de nouveau ou garder à nouveau . C’est donc sauver la garde. Mais quelle garde veulent sauver les lanceurs d’alerte ? « Garder », c’est conserver et préserver ce qui l’est par la mémoire, selon Augustin .
Tous ceux qui, ici, ne comprennent pas la démarche et le sens authentique des lanceurs d’alerte en font un objet de psychologie de bas étage : jalousie, rancœur, aigreur, etc. Mais en vérité, les projeteurs d’alerte font œuvre de mémoire. Ils ne font que rappeler, remémorer, à qui veut écouter, la force et la valeur de l’acte de fondation qui présida à la création de la BAD. Et, nous l’avons dit et dussions-nous le répéter, si la fondation de la BAD est onusienne, donc universelle (voir article précédent), il n’est que sa création qui soit africaine, donc particulière.
H. Arendt peut ici aider à saisir ce que veulent dire les lanceurs d’alerte mais qu’ils n’énoncent théoriquement. Car elle montre, en effet, comment toute fondation ne dure et ne perdure que pour autant qu’elle est augmentée : « Le mot auctoritas, dit-elle, dérive du verbe augere, ‘’augmenter’’, et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment : c’est la fondation » .
Les lanceurs d’alerte ne demandent pas autre chose que la fondation de la BAD soit « augmentée », là où ils voient celle-ci en train d’être diminuée. La garde qu’ils veulent sauver (de nouveau) ou « augmenter » (à nouveau), c’est l’acte de fondation (onusienne) de la BAD.
En raison de quoi, lorsque le cortège d’anciens chefs d’État africains en appelle à la mobilisation des Africains au prétexte d’une destruction de la BAD, ils n’expriment en réalité qu’une triple faiblesse de leur mémoire : ou bien ils ne savent pas, et c’est une méconnaissance de l’histoire ; ou bien ils ont oublié, et les historiens doivent le leur rappeler ; ou bien encore, le sachant, ils feignent de ne pas le savoir. En tous les cas, c’est bien à tort qu’ils croient que la fondation est africaine, alors qu’elle est onusienne, universelle. Et si François Loncle et Jemal Taleb se répandent dans les médias avec autant de mépris, c’est qu’eux aussi ne connaissent pas l’histoire des origines de la BAD. Pour reprendre une distinction catégorielle chère à Hannah Arendt, et qu’elle exprime avec grande clarté dans La crise de la culture, dans une œuvre, écrit-elle, que celle-ci soit politique ou d’une autre nature, nous ne devons pas en confondre l’auteur et l’acteur, quand bien même les deux notions ont la même racine. S’agissant de la BAD, l’ONU en est l’auteur et les États africains les acteurs.
« Pour comprendre plus concrètement ce que voulait dire le fait de détenir l’autorité, dit H. Arendt, il n’est pas inutile de remarquer que le mot auctores peut être utilisé comme le contraire d’artifices, qui désigne les constructeurs et les fabricateurs effectifs, et cela précisément quand le mot auctor signifie la même chose que notre ‘’auteur’’ […] L’auteur […] n’est pas le constructeur mais celui qui a inspiré toute l’entreprise et dont l’esprit, par conséquent, bien plus que l’esprit du constructeur effectif, est représenté dans la construction elle-même. À la différence de l’artifex, qui l’a seulement faite, il est le véritable ‘’auteur’’ de la construction, à savoir son fondateur ; avec elle il est devenu un ‘’augmentateur’’ de la cité » .
Il est donc erroné et, cette fois-là, vraiment « ridicule » de vouloir jouer à plus africain que les lanceurs d’alerte ou tout à fait burlesque de faire croire que l’on est plus ami et soucieux de l’Afrique que ces lanceurs d’alerte.
Au demeurant, le lanceur d’alerte exerce une fonction sociale, qui diffère de la diffamation, de la délation ou de la trahison. Il interpelle, en public, afin que chacun puisse estre à l’herte, c’est-à-dire sur ses gardes. Dans le monde, une soixantaine de pays en sont arrivés à protéger cette fonction, par la loi. Et en créant dans son organisation interne un tel dispositif, la Banque Africaine de Développement n’a fait que se conformer à une doctrine juridique, à une nécessité de transparence dans sa gestion et à une pratique qui, inéluctablement, se répand. Par conséquent, nous ne devons ni mépriser ni moquer les lanceurs d’alerte mais se satisfaire de leur présence.
Mais alors pourquoi, lançant leurs terribles accusations, ont-ils choisi de garder l’anonymat ? C’est une option. Et espérons qu’ils s’afficheront bientôt au grand jour. Cependant, nous savons qu’il s’agit d’un collectif composé d’employés. Ils ne sont donc pas si anonymes que cela. Leur statut est connu mais pas leur nom. Le mot an–onymat signifie « sans nom », ou qui ne recherche pas de « renom », par le fait de masquer son identité. Et puisqu’ils sont au pluriel, ils forment une société anonyme, c’est-à-dire dont le nom n’est pas connu du public. Ils sont connus comme membres du personnel sans être identifiés comme personnes. La technique est ancienne et, dans la plupart des cas, vise à éviter une sanction disciplinaire, des fois un fichage (Francs-Maçons) ou prévenir une censure (auteurs) par l’usage du pseudonyme ou de l’hétéronymie.
Ont-ils eu tort de se prémunir par l’anonymat, quand on voit le déchaînement diplomatique, les oukases médiatiques et le parti-pris précipité du Comité d’éthique ? Ils n’ont fait qu’appliquer l’une des recommandations de Sun Tzu.
En tous les cas, les lanceurs d’à l’herte viennent d’enregistrer une série de trois victoires. La première : désormais, tout Président ou Présidente de la BAD saura qu’il peut faire l’objet d’une à l’herte. La seconde : pris entre deux feux, le Bureau du Conseil des Gouverneurs a dû admettre la nécessité d’une « revue de l’enquête » ; ce qui sans déjuger les anciens chefs d’États ne leur donne pas pour autant raison. La troisième : l’opinion publique africaine semble favorable à l’idée d’une enquête indépendante.
Car, plus que jamais, les peuples africains réclament des dirigeants exemplaires. Et ils n’ont pas tort. Seule l’exemplarité confère de l’autorité à une fonction et à une institution. Ainsi, m’en souvient-il, lorsqu’Amadou-Mathar M’Bow engagea, en 1987, son épreuve de force pour un nouveau mandat à la tête de l’Unesco, une seule raison, un seul motif, me conduisit alors à m’engager totalement.
Lequel donc ? Cette simple note blanche des services de Renseignements français : « cet homme n’est corruptible ni par l’argent, ni par les femmes ». Mieux que Wangrin, Amadou-Mathar !
Vous pouvez télécharger l’article au format pdf (incluant les notes de bas pas de page) en cliquant ICI