Le serment d’Amilcar Cabral
Je partage avec vous ma communication prononcée, à Asnières (92), à l’occasion du 45e anniversaire de la mort d’Amilcar Cabral à Conakry (Guinée).
Cette « récollection du souvenir » (Hegel) était organisée par la section France du PAICV, en hommage à l’un des plus grands penseurs et hommes politiques du siècle dernier. Un homme, à maints égards, exceptionnel dont il s’agit, maintenant, de comprendre l’action.
En 1969, lors du Séminaire des cadres du PAIGC, Cabral formulera ce que j’ai appelé le Serment d’Amilcar, des paroles mémorables dans lesquelles il se pose comme « conscience de soi » et définit lui-même le sens et la signification de son action :
« Je me jure, dira-t-il, de donner ma vie, toute mon énergie, tout mon courage, toute la capacité que je puis avoir comme homme, et ce jusqu’au jour où je mourrai, d’être au service de mon peuple, en Guinée et au Cap Vert. Au service de la cause de l’humanité, pour donner ma contribution, dans la mesure du possible, afin que la vie de l’homme devienne meilleure au monde. C’est cela qui est mon travail ». Au vrai, il n’aura rien fait d’autre, sa vie durant.
Et c’est cela l’esprit et toute la pratique d’Amilcar, rien et toujours que cela, jusqu’au 20 janvier 1973, il y a 45 ans, lorsque, quasiment jour pour jour, dix ans après le déclenchement de la lutte armée, le 23 janvier 1963, et six mois après avoir prononcé l’oraison funèbre de son ami Kwamé Nkrumah à Conakry, Le cancer de la trahison, il sera fauché par une rafale d’une petite bande de grands « vauriens » menée par Inocencio Kani, à Conakry.
Amilcar a été un fonctionnaire de l’universel (en méditant son époque) qui a transformé le particulier (empire colonial portugais : Portugal et ses colonies). Il fut un héros.
Qu’est-ce qu’un héros ?
Dans ses célèbres Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel a dressé le portrait de ce qu’est un héros, par une série de critères dont nous ne retiendrons ici que les cinq principaux :
- il est le fondateur d’un État ou d’une nation (indépendance) ;
- sa volonté s’impose naturellement à tous qui le suivent spontanément ;
- il n’a pas de vie privée, car toute son activité est orientée vers un seul but ;
- lorsqu’il a accompli sa mission, « il tombe comme une douille vide » ;
- de toute son action il ne tire qu’un seul bénéfice : sa renommée dans l’histoire.
Il n’est pas besoin d’être grand clerc, pour remarquer qu’Amilcar Cabral a satisfait à tous ces critères et, sous ce rapport, il peut apparaître comme un héros hégélien. Ce que nous appelons son Serment ne dit pas autre chose.
Nous devons à la vérité académique de préciser que le sous-titre, Le Serment d’Amilcar, est extrait de l’un des vers du poème Élégie de Carthage que Léopold Sédar Senghor dédia à son ami, Habib Bourguiba, le combattant suprême, président de la Tunisie : « Et sur toi Hannibal, qui hérita de son ressentiment, assumas ses imprécations comme le serment d’Hamilcar. J’appelle la charge de foudre et les éclairs sur ton front gauche, toi le sourire hellène sur la puissance des Barcides ». Senghor, qui connaissait parfaitement l’histoire de Carthage, ne pouvait ignorer pourquoi Juvénal Cabral donna le prénom Amilcar à son premier fils. Nous avons, dans d’autres textes, amplement traité de cette question.
20 janvier : journée des héros de la nation
Il me souvient, ce jour, de Mario de Andrade (Angolais), compagnon de route d’Amilcar, avec lequel j’ai tant échangé à Paris, entre 1989 et 1991, et dont j’ai prononcé l’oraison funèbre à l’Unesco en 1991. Mais également de tous les héros de notre lutte armée de libération, que j’ai connus au domicile de mon père, à Abidjan (Côte d’Ivoire) : Chico Té, Aristide Pereira, Luis Cabral, Nino Vieira (mon ami), Victor Saude Maria, Agostino Neto qui, au nom de toute l’aide que mon père lui avait apportée, donnera la nationalité angolaise à mon père et à sa famille ; Marcelinos dos Santos du Mozambique rencontré à Paris ; Fernando Fortes, Abilio Duarte, Elisée Turpin, Julio de Almeida, Pedro Pires, et tant d’autres, comme le commandant Tchifon, qui quitta le lycée de São Vicente pour rejoindre le maquis et dont on ne parle pas assez.
Il y eut surtout de belles héroïnes, comme Titina Sila ou Carmen Pereira, Francisca Pereira, Ana-Maria Cabral et d’autres encore. Et je me souviendrais toujours de ce jeune officier angolais qui, de retour de formation à Cuba, séjourna au domicile de mon père, avant de rejoindre le maquis angolais et avec lequel j’eus ma première grande discussion philosophique sur la guerre et la mort, alors que j’étais adolescent. Dans notre panthéon, il ne devrait pas y avoir que des héros Caboverdiens, mais de nombreux autres, par exemple, Bissau-Guinéens, Angolais ou Cubains.
Il y a ici de grands oubliés, comme souvent dans l’histoire. J’ai mentionné le cas de mon père et du rôle diplomatique et logistique considérable qu’il a tenu, sans jamais avoir reçu un seul remerciement. Les choses eurent été différentes si Amilcar et Neto avaient vécu. Il n’est pas le seul. Car il est tant d’autres à qui la mémoire n’a pas su ou ni voulu rendre hommage. Et il y a ceux qui n’ont rien mérité mais qui, par complaisance, ont obtenu la reconnaissance de la patrie.
Et je songe, ici, à Élisa Andrade, que vous connaissez tous et qu’Amilcar surnomma « Abusa » (abus de beauté). Si elle avait été dans cette salle, j’eus demandé qu’on lui fît une ovation. Vous avez beaucoup à apprendre d’elle sur Amilcar.
1964 : la première fois que j’ai vu Amilcar
C’était à Abidjan, au domicile paternel où logeait Amilcar et où se réunissait la communauté caboverdienne, quand il était de passage. Il dormait au domicile paternel et nulle part ailleurs. J’avais 8 ans. Quel charisme et quelle intelligence ! Un pédagogue hors pair.
Ce sont mon père, Gonçalo Amarante Tavares, alias Nho Tuti, et son cousin Georges Monteiro, alias Djibi Loti, ancien combattant d’Indochine de l’armée française et chef de la milice ivoirienne, qui introduisirent Amilcar Cabral auprès de Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire. Amilcar l’enthousiasma, comme seul lui savait le faire avec quiconque. Et, dès lors, Félix Houphouët-Boigny lui apportera un soutien constant et important, aux plans financier et diplomatique.
Il me souvient aussi, et comment l’oublier, de mon premier texte sur Amilcar. J’étais au Collège Moderne Autoroute d’Abidjan, en classe de troisième. Ce fut à l’occasion d’un concours littéraire organisé par le ministère français de l’Éducation. Chaque collégien devait proposer un sujet et composer un devoir. Deux devoirs furent sélectionnés et expédiés en France, dont le mien. J’y définissais, pour la première fois, mon rapport intellectuel et théorique à Amilcar Cabral.
Et, 20 ans plus tard, je concluais ma thèse de doctorat de philosophie en Sorbonne (Paris-1), par une série de « thèses programmatiques » sur l’État tel que Cabral le préméditait : l’État de la Culture, une institution publique appelée à renforcer et à dépasser l’État de droit.
Ainsi, depuis 1964, n’ai-je jamais cessé de poursuivre mon effort pour comprendre Amilcar. Je publierai, dans quelques années, mes Leçons sur Cabral pour comprendre son époque.
L’époque d’Amilcar
Qu’est-ce qu’une époque ? Le mot, tiré du grec Épochè (ἐποχή), signifie arrêt, interruption, cessation ou encore période de temps. Mais l’étymologie, aussi précieuse soit-elle, ne suffit pas ici à la définition. Elle n’est qu’une indication. Alors, comment donc définir une époque ?
Écartons la définition (méthodologique) qu’en donne Husserl, pour retenir celle de Bossuet qui convient mieux à nos propos : « dans l’ordre des siècles, écrit l’Aigle de Meaux, il faut avoir certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste.
C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête-là, pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après » (Bossuet, Discours sur l’histoire universelle).
Mais alors quel est ce « grand événement auquel on rapporte tout le reste » et dans lequel Amilcar affirme s’inscrire et agir, à laquelle il consacrera toute sa vie, qui réitère son Serment dans une formule restée célèbre : « Je suis un simple africain qui a voulu vivre son époque et payer sa dette à l’égard de son peuple » ?
Les trois principales lignes historiques ou « événements » de cette époque sont les suivantes :
Tout d’abord, la guerre : la boucherie et le carnage des deux inhumaines et horribles Guerres mondiales, « 14-18 » et « 39-45 », qui se sont prolongées en « guerre froide » jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin en 1989 ; une durée de temps à l’intérieur de laquelle prendront forme les décolonisations. Or, on doit considérer ces deux grandes guerres comme des illustrations grandeur nature (quantifiable) de la théorie De la guerre absolue (totale) de Carl von Clausewitz. La thèse centrale de ce dernier s’énonce ainsi : « la guerre est un acte de violence, et l’emploi de celle-ci ne connaît pas de limites ; il en résulte une interaction qui selon la nature de son concept même, doit forcément conduire aux extrêmes ».
Cabral était fort éloignée de cette conception. Pour lui, la guerre n’a pas été, n’est pas d’abord et en son essence un « acte de violence » qui tendrait vers la violence absolue. Elle est, en son fond et en sa substance même, un acte de culture. Son approche le rapprochait de L’art de la guerre de Sun Tzu (qu’il a lu avec attention) et qui consistait à neutraliser l’ennemi et à lui faire comprendre qu’il valait mieux ne pas faire la guerre. La guerre de Cabral est une guerre contre la guerre ! C’est pourquoi elle ne fut jamais une guerre de militaires mais, comme il le disait, de « militants armés ». Sa guerre visait à faire non pas des morts mais des captifs. Sa guerre devait humaniser celui qui la faisait, y compris l’adversaire. En conséquence de quoi, elle est le contre-modèle même de celle de Carl von Clausewitz, inspirée des guerres napoléoniennes et qui préfiguraient les deux guerres de « 14 – 18 » et de « 39 – 45 », qui furent si meurtrières et dévastatrices. Aussi, méditant la guerre de Cabral, le politologue français Gérard Chaliand n’eut pas tort de dire qu’elle fut « la plus juste et la plus rationnelle du 20ème siècle ». Peu de morts et une neutralisation totale de l’adversaire. Dès lors, on comprend mieux les raisons pour lesquelles l’armée coloniale portugaise prendra conscience de l’impossibilité de sa victoire militaire nulle part ailleurs que dans les forêts de la Guinée-Bissau.
À l’inhumanité et l’injustice de ces deux Guerres mondiales, Amilcar Cabral opposera un autre type de guerre, qu’il appellera la Guerre du peuple portée par la Culture, et dont le paradigme est de faire le moins de morts possible avec le plus d’efficacité. La finalité n’est plus la mort ou la victoire, mais la Culture et la liberté qu’elle implique.
La Guerre du peuple ne visait qu’à accroitre le droit, l’humanisme et la raison. Aussi Amilcar Cabral enseignait-il non seulement le besoin de se débarrasser des superstitions et de l’esprit magique, mais aussi et surtout à ne pas nécessairement tuer si l’on peut faire des captifs chez l’ennemie afin de les conscientiser et d’en faire des alliés. Les officiers portugais (MFA) qui firent le putsch du 25 avril 1974 à Lisbonne pour renverser la dictature, ont rappelé ce qu’ils lui devaient, comme le dira le stratège et « vrai cerveau du 25 avril », le jeune capitaine Otelo de Carvalho.
La guerre introduit une nouvelle éthique qui devait porter au-delà du droit. C’est pourquoi, la Guerre du peuple qui annonce et amorce ce que nous avons appelé l’État de la Culture devait être aux mains de gens « honnêtes » et des « meilleurs fils » du pays. Chacun reconnaîtra, ici, l’influence d’Aristote.
En tous les cas, si pour Clausewitz « la guerre est le simple prolongement de la politique par d’autres moyens », avec Amilcar Cabral la guerre change de nature et sa substance réelle est dévoilée, car elle devient, d’une part, le prolongement de la Culture, et, d’autre part, elle n’est plus, comme chez Sun Tzu, un simple art (technè) ou une science. C’est un renversement complet. Cabral a mieux pensé et théorisé la guerre que Clausewitz et Sun Tzu, en lui donnant un fondement nouveau : la Culture.
Pour mettre en œuvre son art de la guerre, Cabral saura mettre à profit toutes les insurrections (résistances) locales bissau-guinéennes (actives dès l’arrivée des Portugais en 1476) qui étaient éparses et qu’il parviendra à unifier et à orienter. Il en fut le « rassembleur ». Au reste, et ce point est généralement négligé, Cabral est né le 12 septembre 1924, à Bafata (Guinée-Bissau), qui était en situation de résistance armée.
Ensuite, la famine au Cap Vert. Faut-il le souligner, lorsque naît Amilcar en 1924 en Guinée-Bissau, la famine de 1922 – 1924 s’achève aux Îles du Cap Vert. Il naît donc dans un double contexte de révolte armée (en Guinée-Bissau) et de famine (au Cap Vert).
Le petit Amilcar arrive (pour la première fois) au Cap Vert, en 1932, à l’âge de 8 ans. Et deux ans plus tard éclate, dans l’île de Sao Vicente la fameuse marche populaire contre la faim menée par le capitaine Ambroso (capitaine de la faim) réclamant du pain. Le retentissement de ce soulèvement spontané fut immense.
Au reste, on ne comprend rien aux choix fondamentaux d’Amilcar, sans le déconcertant rappel du cycle infernal de famine qui, depuis le dernier quart du 18ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle, frappera très durement l’archipel du Cap Vert, en décimant sa population, dans une impuissance des institutions coloniales portugaises et une quasi indifférence générale du monde.
Ce long et incroyable cycle de famine constituera une menace chronique, qui affectera de façon profonde les courbes démographiques. La famine élevait la mortalité à un taux à peine imaginable et même pas comparable aux morts dues aux famines et aux pestes européennes. Alors que, en 1730, l’archipel du Cap Vert comptait 38.000 habitants, la famine de 1773 – 1776 fit 22.000 morts. Deux tiers de la population mourut. Avec une natalité forte et un solde migratoire positif, cette population repassera, quarante ans plus tard, en 1810, à 51.480 habitants, mais la famine de 1831 – 1833 causera 30.000 morts. Près de trente ans après ce désastre survint une autre catastrophe avec la famine de 1863 – 1866, qui fera 30.000 morts. Vingt-ans plus tard, la famine de 1897 – 1899 provoquera d’immenses malheurs. Tout comme la famine de 1903 – 1905.
En 1940, l’archipel dénombre 181.286 habitants. Mais, reprenant ses ravages, la famine accentue ses effets et, en deux ans, entre 1947 et 1948, culmine pour faire 30.000 morts. C’est le désastre. La population se divise en trois : un tiers meurt ; un autre tiers reste sur place, tandis que le dernier tiers prend le chemin de l’exil. C’est le dernier grand exode magnifié par trois emblématiques chansons du répertoire musical caboverdien : Fómi 47 (Famine de 1947) Sodade (Souvenir) et Caminho de San-Tomé (Chemin [d’exil] vers São-Tomé e Principe).
La Douleur des trois Hespérides que raconte Orphée lors du périple des Argonautes est ravivée.
Aucun peuple au monde, comme une fatalité récurrente, n’a plus souffert que celui du Cap Vert, sans cesse frappé par la disette. La chair de l’âme est meurtrie. La Morna le scande. Cabral, au milieu de cet affligeant spectacle de désolation, oriente ses études vers l’agronomie. Il a vu juste, alors que tous les autres instruits s’enquièrent d’études supérieures de médecine, de droit, etc. Petit-fils de négociant-fermier, fils d’instituteur qui a rédigé un mémoire sur la question agricole, Amilcar approfondit l’intentionnalité agreste de sa famille. Toute vérité de l’esprit est dans la terre qu’il faut retourner et rendre fertile. Dans son Cahier de poésie qu’il rédige à l’âge de treize ans, l’une des deux parties de l’ouvrage est intitulée Minerve. Comment ne pas y voir une référence explicite à la déesse de la guerre et de l’introduction des outils agricoles grâce à laquelle les Romains luttèrent contre la famine ? L’évocation de mythes grecs et romains, dont Amilcar avait une parfaite connaissance, correspond à sa période hespéritaine (premier mouvement poétique capverdien). Il s’en émancipera, dès son l’adolescence, mais de quelle manière : en devenant spécialiste des questions et des techniques agraires. Du mythe, il passera à la science, dans une étonnante et remarquable continuité d’intention.
C’est à l’aide d’une bourse qu’il fera ses brillantes études à Lisbonne, jusqu’au grade d’ingénieur agronome. Il aimait le labeur paysan. Comment en douter ? En effet, c’est encore aux paysans portugais d’Alentejo (sud du Portugal) qu’il dédiera sa thèse de fin d’études. Cabral a toujours été l’ami du peuple portugais, mais l’adversaire résolu du système fasciste de « l’État Nouveau » du dictateur Salazar, qui visait à maintenir le Portugal dans une économie agraire.
L’agronomie lui offrait un autre et précieux avantage sur son époque et sa génération. Et puisque l’économie et le système de production du Portugal reposent sur l’agriculture, par sa formation et son expérience professionnelle, il devient l’un des meilleurs connaisseur de cette réalité historique. Il met alors à profit ses missions agricoles dans les colonies (Guinée-Bissau, Angola, etc.), pour parfaire sa connaissance du terrain et des hommes. Il devient l’un des plus fins connaisseurs de l’économie générale et du mode de production de l’empire colonial. En 1953, pour le compte de l’administration coloniale, il fait le « Recensement agricole » de la Guinée-Bissau. Ce document deviendra l’outil de base et d’orientation de son futur parti politique, le PAIGC créé en 1956, un an après qu’il ait fondé le Mouvement pour l’indépendance de la Guinée-Bissau (MING).
Amilcar Cabral est certes instruit, mais surtout il se cultive depuis son enfance, par l’entremise de son père au prénom prédestiné : Juvénal Cabral. Ainsi, est-il l’un des premiers intellectuels et hommes politiques noirs à lire (étudier) Dostoïevski, Montessori, Engels, Sun Tzu, et d’autres grands auteurs ; autant de lectures qui viennent approfondir sa connaissance de la terre, des sols, de la géographie, des classes sociales, etc. Il n’est point exagéré de dire que, parmi l’élite politique, Salazar compris, il est celui dont la connaissance de la réalité portugaise et de la situation coloniale est la plus élaborée. C’est un avantage décisif, pour qui veut changer ce monde. La connaissance sera toujours au cœur de la pensée et de l’action de Cabral : la théorie est une arme. Peut-être même la plus redoutable. Lorsqu’il évoque « la crise de la connaissance » en Afrique, c’est encore à cela qu’il renvoie. Toute action doit être fondée sur la théorie (la pensée).
Il n’y a nul hasard au fait qu’il sera celui qui parviendra à détruire le système colonial portugais, au grand bénéfice du Portugal, des anciennes colonies portugaises et de l’Europe.
Enfin, la Culture. Dans l’histoire des idées et selon une audace intellectuelle sans précédent, Cabral sera le premier et le seul penseur à avoir identifié Être et Culture. Aucun philosophe ou grand penseur avant lui n’y avait songé. Nous avons suffisamment développée cette thèse dans d’autres écrits, pour y revenir ici. Le lecteur pourra s’y reporter. Il suffira de souligner la distinction (d’allure platonicienne) qu’il établit entre « Culture » (l’ontologie) et « manifestations culturelles » (l’ontique). S’agissant de ces dernières, il y était attentif, au point d’apprécier, par exemple, le Ragtime, dont le Fox-Trot est une variante. Cabral aimait et savait fort bien danser le Fox-Trot qui revint en vogue dans les années 1940, après que Scott Joplin, un américain noir, lui donna ses titres de noblesse. Il fut un homme de son temps, ouvert aux grandes manifestations culturelles et intellectuelles.
Les grands hommes aimaient sa compagnie ou à le recevoir. Le 1er juin 1970, en délégation avec Augustino Neto (Angola) et Marcelinos dos Santos (Mozambique) il était reçu au Vatican, par le pape Jean-Paul VI. Il est dit, et la parole est d’un vieux militant du PAIGC qui connaîtra la geôle coloniale de Tarrafal (Cap vert), Tókou Fernando Tavares, que Charles de Gaulle eut une rencontre secrète avec Amilcar Cabral à l’aéroport du Bourget.
Si le fait est vérifié, il a dû avoir lieu entre 1964 (arrivée de Cabral en Côte d’Ivoire) et 1968 (démission de Charles de Gaulle). Une telle entrevue n’aurait pu se faire sans l’appui et même la recommandation de Félix Houphouët-Boigny (président de la Côte d’Ivoire) et/ou de Léopold Sédar Senghor (président du Sénégal).
Que Charles de Gaulle se soit déplacé indique l’importance historique d’Amilcar. Mais, en France, personne mieux que François Mitterrand n’aura décrit ce qui s’appelle Cabral.
Cabral et François Mitterrand
Amilcar Cabral est mort jeune. À l’annonce de son assassinat, Léopold Sédar Senghor accusera Sékou Touré.
François Mitterrand, lui, écrira un texte qui reste comme le plus mémorable, le plus dense. Relisons, en guise de conclusion, ce qu’il écrivit sur leur relation, le lundi 22 janvier 1973 dans L’Unité, hebdomadaire socialiste, deux jours après l’assassinat de Cabral et intitulé « Un militant assassiné ». Il y dresse l’un des plus beaux portraits jamais écrit sur Cabral :
« Cabral, à son tour. J’apprends sa mort, assassiné sur le seuil de sa porte, à Conakry. Sékou Touré accuse le Portugal. Caetano s’en défend. Je n’ai pas d’éléments pour juger. Je sais seulement que Cabral est mort, comme tant d’autres avant lui qui luttaient pour la même cause. Qui a tué Félix Moumié ? Il avait dîné à Genève avec un agent français des services secrets. Après le repas, il a roulé par terre, s’est tordu de douleur, le ventre déchiré par un poison subtil, et il a mis quelques heures à mourir. L’enquête n’a pas eu de suites. Une victime, mais pas d’assassin, naturellement. Qui a tué le général Delgado, dont on a retrouvé le corps décomposé au creux d’un repli de terrain près de la frontière portugaise ? Qui a tué Eduardo Mondlane, l’un des chefs des mouvements rebelles du Mozambique, déchiqueté à Dar-EI-Salam par un colis piégé ?
Amilcar Cabral était mon ami. Bien qu’il fût interdit de séjour en France, à la requête sans doute du gouvernement portugais, je l’avais invité à passer quelques jours chez moi pour les prochaines vacances de Pâques. Il avait accepté avec joie, tant il aimait notre pays dont il parlait la langue avec ductilité. Lors de mon récent voyage en Guinée, nous ne nous étions pratiquement pas quittés et il m’avait narré ses luttes, ses espoirs. Ses compagnons, m’avait-il dit, tenaient les deux tiers du territoire de la Guinée-Bissau, où des élections avaient eu lieu l’an dernier et une Assemblée mise en place, tandis qu’un exécutif provisoire devait être désigné bientôt. Les troupes portugaises ne pénétraient plus dans les zones libérées. Le mouvement de libération disposait d’écoles de brousse, d’hôpitaux de campagne et de structures administratives.
Il faut avoir entendu Amilcar Cabral. La douceur des mots épousait la finesse d’une pensée qui restait disponible autour de ce point fixe : la liberté, cette conquête. Le Portugal perd avec lui l’adversaire le plus sensible, le mieux formé à ses valeurs. La sottise a bien visé, qui prête à ce crime une horreur supplémentaire ».
Ainsi meurt les héros, par le cancer de la trahison : d’un de coup de poignard, d’un poison, d’une balle ; toujours portés par des sottes gens. Il faut savoir mourir. C’est cela aussi être un héros. L’eschatologie (discours sur la mort) de Cabral n’a pas encore fait l’objet d recherches approfondies. Sa théorie sur le « suicide de classe » auquel il invitait la petite bourgeoisie africaine reste singulière, tout comme sa propre exposition à la mort individuelle. C’est que dit et résume, en d’autres mots, le Serment d’Amilcar.
L’époque de Cabral s’est achevée. Son apport théorique et pratique reste intact. Et nous devons commencer à en tirer le meilleur. Aussi, Gérard Chaland n’eut pas tort de prédire que la pensée de Cabral est encore plus adaptée aux périodes à venir.