Adieu Roger Mansuy ! « C’est un joli nom camarade »
« Notre camarade Roger Mansuy est décédé, hier soir, chez lui, d’une crise cardiaque ». Ainsi retentit encore le sms de Daniel Rigault du mercredi 17 décembre 2014.
« Quel grand malheur, pour tous, et pour notre ville », répondis-je à ce fracas.
La mort, pense Heidegger, est la structure essentielle de l’existence. Et pour Bossuet, maître incontesté des oraisons funèbres, elle se caractérise par sa soudaineté qui, toujours, frappe l’entourage et les amis du défunt.
Roger Mansuy est mort. Comme il m’est de mémoire, je me rappelle de la visite que je lui rendis, le 14 novembre 2013, rue Jarrow. Un tête-à-tête amical. Un café partagé et trois heures d’échanges intenses et instructives. Roger me fit d’abord visiter son appartement. Chaque élément à sa place et bien rangé, qui dévoilait un esprit bien construit et serein. Et tous ses documents personnels si nombreux, bien archivés, comme savent le faire les Allemands avec leur sens culturel du classement. Il prenait malin plaisir à raconter comment et dans quelles conditions il avait obtenu ou « arraché » au bailleur cet appartement HLM. « Je ne te crois pas, lui dis-je ». Il répondit : « je te jure que c’est vrai ». Et nous partîmes dans un long fou-rire. Il voulait vivre modestement, en HLM, comme peu savent le faire.
Roger : lance-de-gloire. Nombreuses sont les personnes qui ne savent pas porter leur prénom. Lui portait bien ce prénom tiré du germanique « hrod », la gloire, et « gari », la lance. Il y a, dans ce prénom, dans la stature et l’allure typique de Roger Mansuy, quelque chose qui me faisait songer aux cavaliers germains qui, à la veille de la Noël de l’an 600, envahirent la France. Mais, plus significatif encore, je le savais et je ne saurais dire si lui le savait, son nom de famille, Mansuy, signifie « averti » , au sens d’homme intelligent ou de personne sage. Et Mansuy l’était, un peu comme s’il avait voulu accomplir le sens et la signification de son nom. En effet, toute sa biographie était tendue vers l’intelligence. Son excellent ouvrage, Épinay-sur-Seine, Un peu d’histoire, beaucoup de nostalgie, dont il préférait – me disait-il – la version première (publiée à compte d’auteur) à celle édulcorée éditée par la municipalité, en porte témoignage. Il est impératif de le lire, pour qui veut comprendre l’histoire actuelle de notre ville si ravagée depuis quelques années, malgré les apparences. Sa nostalgie, qui était un nostos-algos, c’était l’époque où Épinay n’était pas une cité dortoir mais ville industrielle, avec des ouvriers ; une commune communarde et non cette kyrielle de ghettos ou d’enclaves communautaires entretenus sur fonds publics. Il y voyait le déclin d’Epinay. Nous en discutâmes avec gourmandise, lui exposant et moi répartissant. Le goût pour la science historique nous tenait liés. Au fond, et il faut le dire, Roger était un intellectuel. Il appréciait que je le lui dise, tirant un certain plaisir à l’évocation de ce statut. C’était un homme « averti », l’un des rares militants de gauche avec lequel je pouvais parler de Marx, de Jaurès ou de Babeuf, et du mouvement ouvrier français.
Expérience : eundo assequi, ce que chemin faisant on rencontre.
Nous parlions, tels de vieux amis, de nos vies respectives. Les succès scolaires et la réussite professionnelle de ses enfants l’honoraient. Son père, se plaisait-il à rappeler, l’avait influencé et profondément marqué, par sa vivacité, sa combativité pour l’égalité et son sens de la dignité humaine. Il me raconta, avec un souvenir tenace, comment son père avait mis un terme à sa formation de pâtissier, non sans avoir secoué et « remonté les bretelles » du formateur qui, en guise de formation, le rudoyait. De ces années de pâtisserie il gardera un fil de tradition et une nostalgie. En effet, l’un de ses grands plaisirs, disait-il, c’était d’apprendre à ses petits-enfants à faire des gâteaux, en fin de semaine ou aux jours de congé scolaire. Il racontait ce rôle de formateur en pâtisserie avec affection, comme savent l’avoir les grands-parents.
Un fait l’a profondément choqué : la remise en cause de sa nationalité française par l’Administration, lors du renouvellement de ses pièces d’identité, alors même qu’il était élu au Conseil municipal. Il fut meurtri par cette tracasserie administrative. Car, né en Allemagne et d’une mère allemande, en 1947, l’administration française lui demanda de justifier sa nationalité française. Ce fut une expérience axiale, une « situation limite » (Karl Jaspers) où, confronté à l’Autre, on est renvoyé à sa propre identité. Français ou Allemand ? Ce fut, pour lui, une épreuve que celle de rassembler tous les documents pour prouver qu’il était Français.
À côté de sa passion pour l’histoire locale et l’amour de sa famille, il y avait, bien évidemment, son engagement politique. Convaincu de l’idéal communiste de Jaurès, il était toujours, « en groupe, en ligue, en procession, en bannière, en slip, en veston [… et était] de ceux qui manifestent » , selon les paroles de Jean Ferrat. Roger Mansuy accordait une importance politique majeure aux « manifs », comme moment de mobilisation. Je le revois, casquette sur la tête et sac à dos, avec ses « camarades », s’en allant vers Paris, défiler « de Charonne à la Nation ». Il était un vrai « empêcheur de tuer en rond ».
Mais ce qui, le plus me frappait, c’était le culte qu’il vouait à ses « camarades ». Aussi terminerai-je en citant, de nouveau, Jean Ferrat :
« C’est un joli nom camarade, c’est un joli nom tu sais
Qui marie cerise et grenade aux cent fleurs du mois de mai » .