François Hollande et l’Occasionnalisme de Malebranche
Le président de la République François Hollande aurait donc eu raison d’intervenir. Il l’aurait fait à temps. Quelques jours plus tard, dit-on, il n’y aurait plus de Mali. Ainsi, en une semaine un État peut disparaître. Et tout ce que l’histoire universelle n’enseigne pas (disparition subite des États), nous devrions donc l’accepter et nullement le contester ? Mais, aussi difficile que soit une situation, aussi grand que soit le péril, il n’est aucun argument d’autorité qui puisse ou ne doive affaiblir l’esprit critique, cet exercice banal de la raison naturelle. Appelons ici Bossuet, dont l’un des grands enseignements est précisément ce qu’il appelle la science des temps . Il est, dit-il, du devoir du prince de savoir penser et agir à propos, ni avant ni après, mais au bon moment. Les Grecs anciens nommaient cela le kairos, le temps opportun. La France s’est-elle conformée à « la science des temps » ? Le président François Hollande a-t-il décidé selon le kairos ?
Plus d’un, à droite et à gauche, lui reprochent de n’avoir pas fixé un cap et des objectifs, d’où ses changements continus. À première vue, les faits leur donnent raison. En effet, François Hollande n’avait-il pas publiquement affirmé que la France ne s’engagerait pas au Mali, comme en République Centrafricaine, au motif qu’elle n’a plus vocation à être le gendarme de l’Afrique ? Or, dès la prise de Konna par les Islamistes et la désinformation de sa reprise par l’Armée malienne, il a d’autorité constitutionnelle engagé la France, en déclarant que cette implication ne se limiterait tout au plus à un appui logistique et aérien, dans le but de stopper l’avancée des Islamistes qui se dirigeaient vers Bamako où réside une forte communauté française. Puis, quelques jours plus tard, contradiction nouvelle, il décide d’engager au sol près de trois bataillons français. En outre, après avoir indiqué que cette intervention serait de courte durée et localisée, il affirmera qu’elle durera autant que nécessaire et sur toute l’étendue du territoire malien. Toutes ces variations lui ont valu un double reproche : improvisations (impréparation, organisation sur-le-champ, hâtive, absence de vision) et imprévisions (défaut de prévision, peu de maîtrise des événements).
À première vue, ces tâtonnements semblent indiquer une série d’improvisations doublée d’une suite d’imprévisions. Si tel était le cas, nous pourrions légitimement en être choqués, parce qu’il n’entre pas dans les usages républicains que le Chef de l’État français ne fixe pas de cap ni d’orientation, alors que la Constitution lui confère cette prérogative quasi monarchique. Mais, au fond, ne serions-nous pas tout simplement en présence d’un Président qui, de façon inconsciente ou non, et contre toute attente, ne ferait que mettre en pratique, au cœur du champ politique français, l’Occasionnalisme de Malebranche ?
Selon Nicolas Malebranche, le monde n’est régit que par des causes occasionnelles que Dieu met savamment à profit, pour agir dans l’histoire. Par conséquent, les causes réelles des actions individuelles et collectives échappent aux hommes. Tout n’est qu’occasion pour Dieu, c’est-à-dire moment d’intervention dans le cours du monde. Dans le Tout réside les « occasions » qui ne sont que des causes pour ainsi dire fictives, des causes qui ne sont pas effectives ; et parce qu’elles sont sans effet, elles ne sont pas véritables. Pour Malebranche, à l’opposé d’Aristote, il ne peut donc exister de causes substantielles (existant par elles-mêmes), puisqu’elles sont toutes « occasionnelles». L’Occasionalisme est le système de causes occasionnelles.
À bien observer, François Hollande semble avoir complètement laïcisé cette conception malebranchiste, pour l’appliquer au champ politique. En effet, pour la première fois, qui plus est en République française, un Chef d’État développe, de façon méthodique, une ligne politique qui se donne à voir comme une suite combinée d’occasions. Cette politique, qui laisse circonspect, peut se définir, d’une part, comme le rapport entre les occasions, et, d’autre part, la gestion même de ce rapport. On comprend mieux pourquoi le Premier ministre de son gouvernement apparaît autant en déphasage. Car là où François Hollande attend les occasions, Nicolas Sarkozy, lui, recherchait ardemment des « dossiers » ou des « cas » voire même les suscitait. Ainsi, l’affaire de l’Arche de Zoé n’était pour Nicolas Sarkozy qu’un « cas », un casus, un événement, dans lequel retentissait l’ancien cadere qui signifie « tomber ». Tout « tombe », pour Nicolas Sarkozy. Aussi conçoit-il les « cas » comme des faits « accidentels » qui ne peuvent être relevés que par une technè, un savoir-faire technique porté par une énergie personnelle qui porte aux excès, quand François Hollande ne saisit que les occasions, et ce en autant d’événements « nécessaires » (qui s’imposent par eux-mêmes) auxquels il doit simplement s’ajuster.
Une telle différence concerne le fond, c’est-à-dire la manière d’être, et n’est pas seulement la forme ou le style, comme les politologues s’efforcent de nous le faire croire. Pour ces derniers, cette conception occasionnaliste est incompréhensible, parce qu’ils leur manque les fondamentaux de la pensée.
Il y a chez François Hollande une confiance affirmée dans les occasions et les causes occasionnelles. Sa longue « absence » politique après sa victoire à la présidentielle, et qui a tant inquiété, n’a duré que le temps que surgisse une occasion. Ainsi a-t-il appréhendé la crise du Mali comme une cause occasionnelle, et l’on ne saurait expliquer autrement le caractère individuel et solitaire de sa décision d’agir, tout comme la promptitude de son engagement militaire et l’étonnement que ces deux faits ont suscité. Car l’occasion se suffit à elle. Elle est érigée en « principe de raison ». Florange , par exemple, ne surgit pas comme une occasion, mais plutôt comme un « cas », ce qui ne peut vraiment l’intéresser. C’est le domaine du Premier ministre. Il suffirait que ce « cas » se transforme en cause occasionnelle, pour qu’il s’en empare aussitôt et s’y implique. Quant au « mariage pour tous », il n’est ni une cause occasionnelle ni un « cas », d’où les atermoiements de François Hollande qui en confie la responsabilité à la représentation nationale. En revanche, l’affaire Dominique Strauss Kahn fut pour lui une cause occasionnelle, dont il a su si bien tirer parti. Au fond, il ne semble pas croire en la grâce, en la prédestination à la manière du protestantisme. Tout n’est pour lui qu’occasion, comme l’affaire Florence Cassez ou le controversé impôt à 75% spontanément sorti d’une occasion. Les exemples d’occasions et de causes occasionnelles pourraient de la sorte être multipliés, pour de montrer comment ils jalonnent et structurent sa carrière politique.
Mais on aurait tort de croire que ce trait personnel est totalement déconnecté de la réalité nationale. Outre le fait qu’il prend racine dans une tradition théologico-philosophique française, celle de Malebranche, cette inclination correspond à une caractéristique culturelle bien française. En effet, comme le prétend Bruno Pinchard les Français sont des occasionnalistes . Mais le savent-ils toujours ?