Bonheur et République
Lettre à Jacques Fortunat
Cher ami,
Avec insistance, et depuis quelques années, tu ne cesses de réclamer aux politiques qu’ils inscrivent le Bonheur au cœur de leur projet sociétal. Quelle admirable et généreuse idée, mais qui résonne de façon si étrange de nos jours ! Au vrai, il n’en fut pas toujours ainsi. Car le Bonheur n’a pas seulement été au fondement de notre République, il est aussi et surtout au cœur de l’odyssée humaine, par son irrépressible force. Et que l’idée et son mot aient disparu des projets politiques indique qu’un repère a été perdu. Mais faut-il, pour autant, continuer à désespérer l’humanité ?
Nous étions nombreux, le 16 octobre dernier à la Maison du Théâtre et de la Danse, lors de cette belle réunion publique organisée par la gauche spinassienne. Et à l’occasion des échanges entre le public et Yannick Trigance, tu t’es fendu d’une fort belle réflexion sur le Bonheur, avec ton aisance habituelle, et j’ai cueilli ma part de réjouissance. Mais si ton appel a surpris, il a été, me semble-t-il, fort peu compris, pour deux raisons principales. Tout d’abord, parce que, de longue date, le Bonheur a été relégué et si bien confiné dans la sphère privée, que vouloir en faire un objet de politique publique détonne. Ensuite, parce que ceux-là même qui ont procédé à sa relégation et maintiennent son occultation en connaissent la force subversive.
D’autres, individus et institutions, plus audacieux s’y sont risqués. Ainsi, à la différence de l’abbé Raynal, le roi du Bhoutan a conçu, au début des années 1970, ce que pouvait être le Bonheur public, en le fondant sur les valeurs religieuses du bouddhisme. Et il s’est rendu célèbre avec la notion de « Bonheur National Brut » qui, outre sa grande pompe culturelle, est un agrégat imprécis du Produit Intérieur Brut (PIB) et de l’« Indicateur de Développement Humain » (IDH) tel que défini par l’Organisation des Nations Unies (1990) et qui fait la moyenne de trois grandes données (PIB, espérance de vie à la naissance et niveau de formation). Toutefois, ces deux notions (BNB et IDH) ne connaissent pas le succès escompté.
Il en va tout autrement de l’« Indice de Bonheur Mondial » (IBM) qui connaît une certaine fortune. Il agrège dix catégories (paix, sécurité, liberté, démocratie, droits de l’homme, recherche, formation, information, communication et culture pour tous) fragmenté en une quarantaine d’indicateurs qui permettent le classement des pays selon leur IBM.
Force est de constater que l’idée du Bonheur ressurgit ! Et je voudrais, en formulant de courtes considérations politiques sur le Bonheur, dire combien tu as été bien inspiré de rétablir le lien perdu ou occulté entre Bonheur et République au plan local.
J’étais lycéen à Henri Wallon (Aubervilliers), lorsque tomba entre mes mains avides d’ouvrages Les Matérialistes de l’Antiquité de Paul Nizan1, dans lequel il est affirmé que nul homme n’accepte que sa vie ne soit faite que de nuit. Chacun aspire au jour, image de la clarté propre au bonheur. Un siècle et demi plus tôt, l’Abbé Raynal et Diderot, qui composèrent et publièrent leur admirable Histoire des Deux Indes2, hissèrent au vent une bannière au slogan universel : « l’idée du bonheur précède toute religion ». Ils annonçaient la naissance d’un monde nouveau avec l’abolition de l’esclavage, et vingt ans avant la révolution de 1789. Ce faisant, ils reprenaient la vieille idée platonicienne du « Bien » empruntée à Socrate qui, par cette redoutable notion, ébranla toute la Grèce. Ainsi, Socrate entra-t-il en rupture avec son temps, jusqu’au sacrifice de sa vie pour la vérité de cette idée. Dans la Genèse, le Bonheur accordé à Adam et Ève précède leur turpitude. L’idée du Bonheur traverse et secoue donc l’histoire universelle. Raynal et Diderot, fidèles à Socrate et Platon, la reprirent et la réactualisèrent dans une optique quasi pré-révolutionnaire. Ce fut leur immense mérite.
En tous les cas, depuis toujours, le Bonheur a été et reste l’un des motifs principaux ainsi que l’une des causes majeures des subversions émancipatrices. Au reste, c’est à Mably qu’il reviendra de redonner toute sa puissance subversive à l’idée du Bonheur, dans sa célèbre publication Des droits et des devoirs du Citoyen3, ouvrage qui servira de base doctrinale à la Révolution Française. En effet, le droit à l’insurrection, « problème central dans le livre »4, autrement dit le droit des peuples à renverser tout despotisme se fonde sur l’idée du Bonheur : Il me semble, dit Milord, que la raison dont la nature nous a doués, la liberté dans laquelle elle nous a créés, et ce désir invincible du bonheur qu’elle a placé dans notre âme, sont trois titres que tout homme peut faire valoir contre le gouvernement injuste sous lequel il vit 5.
Vois-tu, cher ami, tes propos s’inscrivent dans la tradition la plus haute. Et qui veut en mesurer l’exacte portée, celui-là peut se rendre à Épinay-sur-Seine, où la droite alliée au Front National n’entend rien à l’idée du Bonheur. Mais peut-il en être autrement ? Oui, s’ils savaient seulement que la République est l’organisation sociétale du Bonheur, par la raison et la liberté. C’est cela l’égalité. Il nous faudra l’inscrire dans notre projet municipal et la réaliser par la volition de notre programme.
Ma lettre est un clin d’œil à l’enthousiasme de tes propos me concernant. Et pour partager cette belle amitié, il me plaît de citer Hölderlin : Les hommes surtout n’ont pas besoin de se ressembler pour être liés par l’affection. Mais sans cette ouverture du cœur il n’est pas de bonheur pour eux5.
En me rappelant à ton amical souvenir,
Pierre Franklin Tavares
Notes :
1 Paul Nizan, Les Matérialistes de l’Antiquité, P. M. Maspéro, 1971.
2 Gabriel Bonnot de Mably, Des droits et des devoirs du Citoyen, Librairie Marcel Didier Paris, 1972.
3 Mably, Op. cit., p. XXXII.
4 Mably, Op. cit., p. 27.
5 Hölderlin, À son frère, in Œuvres, La Pléiade, Gallimard, Paris, p.1002.