Le cas Fillon : « les blessures de l’esprit ne laissent pas de cicatrices »
De mémoire, sous la Cinquième République, il n’est pas de drame électoral d’égale ampleur et dont les conséquences n’ont pas encore été suffisamment mesurées que celui que nous vivons aujourd’hui. Par exemple, tout le bloc central de la Constitution de 1958 qui définit les prérogatives du Président de la République, c’est-à-dire le Titre II, des articles 5 à 19, se trouve ébranlé ; de même, les mœurs politiques devront être profondément modifiées. En effet, dans les municipalités, les conseils régionaux et départementaux, pourquoi donc les maires (et leurs adjoints) et les président(e)s de conseils garderaient-ils le droit de faire embaucher leurs épouses ou époux, leurs enfants, leurs maîtresses ou amants, leurs frères et sœurs, belles-sœurs, beaux-frères, etc., alors que les députés et sénateurs ne le pourraient plus ? C’est tout l’édifice public qui sera impacté. Au fond, plus rien ne sera comme avant. Bref, le « cas Fillon » est porteur d’un bouleversement sans précédent et nul ne sait si la Cinquième République lui survivra. Au demeurant, de tous les candidats en lice, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon sont les deux « caractères » qui « font » présidentiables. Et peut-être même que l’éviction du premier et l’impossibilité matérielle (problème de parrainages) d’être élu pour le second participent de l’affaissement de la Cinquième République, par une prodigieuse ruse de l’histoire.
En tous les cas, par maints côtés, « le cas Fillon » est instructif, en particulier par son contexte, dont le tissage est complexe. En effet, alors que la victoire lui était promise, une bourrasque judiciaire vient éloigner, croit-on, ce qui était à portée de mains. Mais, manifestement et sans le dire, François Fillon s’entête et s’inspire de la fable de Jean de La Fontaine, «Le chêne et le roseau » (Livre I, 22). Chacun comprendra que l’Aquilon ici, bien évidemment, c’est la Justice, prompte comme jamais elle ne l’a été à souffler et à le balayer. Et lui, rigide sur sa souplesse légitime acquise lors des Primaires, s’imagine comme le roseau, qui plie mais ne rompt pas.
Sous ce rapport, qui ne se souvient des présidentielles de 1995 que le Conseil constitutionnel valida alors qu’il aurait pu et dû l’invalider, pour comptes de campagnes « irréguliers » de Jacques Chirac et Édouard Balladur (Roland Dumas, Le Figaro et Le Monde, 28 janvier 2015). Roland Dumas, alors président du Conseil constitutionnel, aura même le sentiment d’avoir « sauvé la République ». Ce fut, crut-il, de bon sens qu’il fit adopter cette décision. Mais le Parquet national financier (PNF), de création récente, ne s’embarrasse pas de tels scrupules, aussi fondée en droit que soit sa célérité. Il donne même le sentiment (vrai ou faux) de vouloir infléchir le cours des présidentielles d’avril et mai 2017. Il gagne ainsi en importance et en influence, mais il n’est pas si sûr qu’il n’en sorte pas profondément affaibli. Car, désormais, il ne pourra plus rien laisser passer ; ce qui en soi sera une bonne chose. Mais les deux pouvoirs politiques (exécutif et législatif) l’accepteront-ils ? Par ailleurs, si au terme de l’instruction judiciaire, François Fillon n’était pas condamné ni mis en examen, mais qu’il avait été conduit à se retirer, quelle sera la légitimité politique et éthique du prochain Président de la République ? Le « cas Fillon » est d’autant plus complexe que François Fillon, d’une part, a une base électorale et politique bien plus forte et plus mobilisée que les fédérations de son parti politique (Les Républicains) qui ne peut espérer remporter les présidentielles sans ou contre lui. Et qu’adviendra-t-il des fonds collectés lors des Primaires et des dons qui sont le nerf de la guerre ?
Au reste, le contexte du « cas Fillon » est complexifié par l’état des forces politiques actuelles. La gauche française est fragmentée, après un désastreux mandat de François Hollande qui laisse un parti socialiste en état de décomposition critique et une extrême-droite plus vigoureuse que jamais.
Et contrairement aux apparences, le centre (gauche et droit) est désemparé. Certes, les médias français ont leur chouchou et les instituts de sondage leur candidat : Emmanuel Macron. Mais celui-ci, qui est un vent qui vend du vent à grand renfort d’oukases et de batteries, pourrait être la seconde victime collatérale du « cas Fillon », si jamais le centre droit se choisissait un champion, comme cela se laisse de plus en plus entendre.
Au total, là où la Cinquième République croyait avoir trouvé une idée géniale et un second souffle avec les Primaires, force est de constater que la Primaire de gauche a laissé un Parti socialiste en état de ruine et Les Républicains totalement cotonneux et désemparés. La France est revenue à la situation d’avant les Primaires : la droite aura deux (voire trois) candidats comme en 1995. Et la gauche une myriade, comme en 2002.
Sans doute faudra-t-il que la vie politique française revienne à ses fondamentaux : la nette séparation entre la gauche et la droite, qui est le plus sûr obstacle contre l’essor du Front National. À cet égard, comment ne pas le noter, seuls François Fillon et Jean-Luc Mélenchon ont un projet de société et un programme précis et clivant. Il serait fortement dommageable et préjudiciable pour la République, que l’un et l’autre ne puissent pas participer et animer cette élection décisive. Ils en sont le sel.
Une dernière méditation. En guise de soutien à François Fillon confronté à la mécanique judiciaire, François Baroin s’est fendu d’une surprenante opinion : « Un président de la République […] doit arriver avec des cicatrices. Ça donne des garanties de sécurité » (France 5, C à vous, mercredi 15 février 2017). Oh là, jeune homme ! Hegel emploiera une formule bien plus profonde : « Les blessures de l’esprit ne laissent pas de cicatrices », non pas pour dire que les meurtrissures restent toujours ouvertes ou béantes, mais pour souligner la force de l’esprit à surmonter ses contradictions et blessures. Bien plus fort que le roseau est l’esprit au sens hégélien.